Alors il n’a pas son pareil : mettre en confiance, se faire plaindre. Avec son imperméable taché et ses lunettes de travers, il attire les révélations. Un Columbo du Bocage.
Après le crime, Prunoy est redevenu un très joli village. Wandrille a raison, ce qui est beau, d’abord, dans le Bessin, c’est la pierre, cette couleur ocre clair, rayonnante. Pierre Érard n’aime pas les pays de briquettes, les pays rouges et roses, il n’aime pas non plus les pays de granit, les pays gris et vert sombre. Il aime les jonquilles et les mousses séchées aux teintes d’or vieilli. C'est la lumière de la mer qui donne le ton, qui va avec l’air vif, le ciel de vent. Quand vient le soleil, la lumière joue sur la pierre, entre deux tons, le vert fort de l’herbe et le bleu du ciel. Pierre laisse son manteau dans la voiture et part fureter, nez dans la brise. De temps en temps, entre une foule de petits sujets, il arrive à « vendre » à sa rédaction un grand papier, une page entière. Pierre aime ce pays où il est né, il aime le faire aimer. Il médite une série de l’été sur les plus beaux villages méconnus.
Pierre Érard ne sait pourtant pas quoi faire ici, ni ce qu’il va bien pouvoir raconter. Faire parler les gens n’est pas toujours facile. Surtout dans un pays où tout le monde est si bavard. Avec sa tête de bon jeune homme, il attire les bonimenteurs en mal de public. Pas beaucoup de « taiseux » dans les cafés du Bessin.
Il utilise son entrée habituelle, pas bien originale, le bistrot du village. Celui de Prunoy donne sur la place de l’église, entre deux fermes. Il s’appelle « Chez Cahu ».
Le crime est inexplicable et monstrueux. Une rareté, digne des horreurs sur fond de terrils dont se délectent ses confrères de La Voix du Nord . Le café Cahu vient d’être repeint, sans doute au début de l’été. La patronne a choisi du jaune et du rouge, elle salue gaiement le nouvel arrivant qui referme avec soin la porte de bois. Le café fait aussi épicerie, dans un coin s’amoncellent des packs de bière, du cidre bouché sans étiquette, des piles électriques, des bouteilles de Butagaz. Pierre Érard commande un café, la mère Cahu affiche sa déception.
Il pense à Pénélope. Il ne cesse de penser à elle. Sans elle, il s’ennuie. Pierre Érard promène un spleen baudelairien sur les haies et les bouquets d’arbres de Prunoy. Le petit chemin qu’il aperçoit par la fenêtre va vers les champs. La maison Aubert.
Le crime n’a pas eu lieu au vieux village, c’est ce qu’explique la tenancière du café. C'est au hameau des Houches, dans la dernière maison, une grosse demeure de 1860 que Pierre a très bien à l’esprit. Pierre a préféré abattre son jeu. Il a annoncé tout de suite qu’il venait pour La Renaissance , le journal est aimé.
« C'est une pitié, ce qu’ils ont fait, monsieur. Et ce pauvre M. Charles, il venait tous les jours, un homme si gentil, un vétérinaire qui ne ménageait pas sa peine, toujours prêt à prendre sa voiture pour venir aider, même en pleine nuit. Il était bien dans sa jolie maison, il l’avait décorée, mais vous savez, il n’était pas fier. Juste triste après la mort de sa femme l’an dernier, mais bon, tout le village était venu à l’enterrement. Un homme comme ça, il avait du bien, il aurait pu refaire sa vie…
— Le Charles dont vous parlez, c’était Charles Aubert, le vétérinaire, celui qui a été longtemps à Bayeux ? Je m’étais demandé en voyant son nom…
— Vous le connaissiez ? Il avait des amis partout dans le coin. Vous avez des bêtes, un chien ?
— Non, je l’avais connu pour un reportage, ce n’était pas un ami. C’est affreux ce qu’on lui a fait.
— Je n’ai pas pu voir. Même pas les photos. Jean-Hugues, le gendarme, le plus brave de ceux d’ici, m’a raconté comme il a pu. Il était tout bouleversé, il en a vu d’autres pourtant. Ils l’ont retrouvé sur son lit, le pauvre M. Aubert, allongé comme s’il dormait, le visage était entièrement couvert de sang. Ils ne se sont pas aperçus tout de suite qu’il lui manquait les yeux. C'est en voyant les deux verres sur la commode qu’ils ont compris. Des verres comme ceux-là, comme les miens, enfin tout le monde a ça chez soi, du Duralex. Comme si on avait cassé des œufs dedans, des œufs rouges. Faut pas trop que ça se sache, ça peut donner des idées à tous les tordus qui rôdent, faudrait pas que ça nous écarte les visiteurs… N’écrivez pas ça, je vous le dis pour vous. L'été, les touristes qui font les cimetières aiment bien passer par Prunoy, ça leur fait une halte plus gaie, on les a tous, ici, les Américains, les Canadiens, les Anglais… Je n’aurais jamais dû vous raconter ça… »
Une seule chose est évidente. Les yeux dans un verre. Le sens, dans tous les pays où il y a des assassins, ne souffre pas de discussion. La victime avait vu ce qu’elle ne devait pas voir.
Pierre laisse parler M meCahu, qui n’a rien de plus à dire. Elle lui propose, une bouteille de calva artisanal en main, de lui « rincer la tasse », ça ne se refuse pas. Le D rAubert était un des « Fils de 1066 », il portait un nom facile à retenir, c’est le premier dans l’annuaire de la corporation.
Pierre avait rencontré Charles Aubert au dernier banquet. Un bon vivant, la soixantaine, qui était venu avec sa femme, une gentille virago hyperdynamique, supportable le temps d’un dîner. Elle avait beaucoup d’idées pour donner un peu plus de faste à leurs réunions, pour associer les Anglais, rendre ces festins intéressants, pour les médiatiser. Pierre avait expliqué qu’il ne pouvait pas grand-chose dans l’immédiat.
Il s’était dit à l’époque que ce couple était fait, au prochain renouvellement du bureau, pour être élu à la tête de la cohorte des descendants ou prétendus tels de l’équipée d’Hastings. Est-ce que l’on tue pour ça ? Sans doute pas. Sauf qu’il y a, dans le même temps, l’affaire Solange Fulgence.
Cette année, de grandes réjouissances se préparaient « au sein de l’association », pour le pur bonheur des raseurs qui faisaient les importants lors des « délibérations ». L'idée était d’envoyer tout ce petit monde à Hastings, pour rencontrer une délégation d’Anglais qui préparent une reconstitution de la bataille en costumes, avec des chevaux et des armes. Il avait fallu pour lancer le projet faire alliance avec une troupe de passionnés qui se déguisent, à Caen, à Falaise et dans les environs. Certains membres de l’association, qui se considéraient comme une petite aristocratie, avaient eu un peu de mal à faire alliance avec les bénévoles « Compagnons de Guillaume », des profs d’histoire, des étudiants, des amoureux de la Normandie, plutôt sympathiques, et surtout capables de porter les cottes de mailles et les hauberts que les respectables « Fils de 1066 », à leur âge, ne pouvaient pas vraiment arborer. L'innovation proposée, développée dans le dernier Bulletin de liaison , était de mettre tous ces gens dans le même autocar et les embarquer sur le ferry à Ouistreham. Une affaire d’État, qui se terminerait, à Hastings, le soir du combat, en buvant de la bière avec les journalistes. Cette fois il y aurait les chaînes de télévision, c’est sûr. Charles Aubert, en souvenir de sa femme, aurait été satisfait.
Wandrille appelle Pierre :
« Je te dérange ?
— Pas du tout, il faut juste que je m’habitue au tutoiement.
— Après tout ce qu’on a vécu ensemble, mon petit Pierre, l’affaire Fulgence, l’hôpital de Bayeux… Elle va mieux au fait, la belle Solange ? C'est une coriace…
— État stationnaire, on n’en sait pas plus. Pour le moment, je suis sur une autre affaire, le meurtre atroce de Prunoy-en-Bessin, ça va passionner mes lecteurs. Un vétérinaire, Charles Aubert, je le connaissais vaguement, un homme qui ne voulait de mal à personne… Je t’en ai parlé, le cadavre charcuté avec les yeux dans des verres en Duralex. La police n’a aucun suspect, aucune piste, du coup tout le monde va pouvoir soupçonner tout le monde, ça promet.
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