Une seule vie, pour Pénélope, allons bon : elle aime les motifs du tissu et ce qu’ils donnent à l’envers. Les deux côtés de la Tapisserie. Les personnages que l’on voit et, de l’autre côté, les dessins incompréhensibles formés par les bouts de laine qui se croisent et se mélangent. Elle a besoin des deux.
Le voyage scolaire en Normandie, il avait fallu deux mois d’exposés et de panneaux en carton au fond de la classe pour le préparer. Pénélope était une petite fille. C'est là qu’elle a vu pour la première fois le schéma du point de Bayeux. Curieux mécanisme de la mémoire : cela fait plus de dix ou quinze ans que cette image était quelque part dans son cerveau et qu’elle n’avait jamais rien fait pour la convoquer. Et là, d’elle-même, elle ressort d’un tiroir, avec à-propos. Proustien. De ce voyage, il ne lui reste que des bribes. Elle ne voit pas l’arrivée à Bayeux, la descente du car. Elle se souvient de ses bottes rouges, des bottes que sa mère lui avait achetées en solde et dont tout le monde se moquait.
« T’as récupéré les après-skis du Père Noël ? Pénélope est une ordure. Regardez la Mère Noël. » Elle entend sa mère : « Ton institutrice a dit que tu lui avais fait une belle frayeur. Tu n’étais pas restée avec le groupe. »
Elle s’était cachée dans un lieu obscur, difficile de se souvenir. Des grilles de prison, un soupirail peut-être, et sa première rencontre avec la peur.
Seule dans une caverne, avec ses bottes ridicules, au moins là, personne ne les verrait, personne ne ferait plus attention à elle. Puis les cris du groupe qui la cherche. Elle se blottit derrière des pierres. Impossible de se souvenir de la fin. Comment passe-t-on de la cathédrale immense à cette grotte obscure ? Une seule autre fois, Pénélope a revu avec netteté ce souvenir du voyage scolaire à Bayeux.
Lors de son premier voyage en Égypte, au centre de la Grande Pyramide, dans la chambre funéraire de Chéops, devant le sarcophage vide. En touchant la pierre : cette matière rugueuse dans l’obscurité, cette émotion. Elle avait vu, en un éclair, le bout en caoutchouc de ses bottes de petite fille, et entendu la voix du guide qui lui demandait de ne pas trop traîner parce qu’elle avait pris un peu de retard sur la troupe. Cette voix, écho familier de son enfance, la première fois où elle avait connu l’angoisse, qui était aussi la première fois où elle avait senti qu’elle aimait la solitude. Que le monde extérieur cesse d’exister, qu’on la laisse, puisqu’elle n’intéresse personne et que tout le monde se moque de ses bottes neuves. Encore aujourd’hui, Pénélope hésite à se remémorer l’incident, fait un léger détour dans son cerveau, en se mentant à elle-même. Elle a mal, à la fois d’entendre la voix de l’institutrice, les rires des autres, elle retrouve son envie de se cacher, d’être seule et d’avoir peur.
Quand on lui a proposé Bayeux, elle y a pensé, une fraction de seconde. Mais cela n’a pas grand sens, une jeune fille adulte ne refuse pas un poste à cause d’une anxiété d’enfant.
Les habitués se lèvent. Une dame dit à sa fille : « C'est Pont-Cardinet, mets ton cache-nez. »
Wandrille n’attend pas à la gare. Comment peut-elle se laisser avoir par cette brute, elle la chétive Pénélope, sérieuse, aimante, aimable, presque pas névrosée, l’aimer lui, le minable, le mondain, le médiocre, le médisant, le méprisable, le méprisant, le moche, qui se croit irrésistible, qui pense connaître le monde entier, être l’arbitre des élégances, le prince des gourmets, l’Apollon du Belvédère, lui qui n’a pas lu un livre depuis dix ans, et encore, c’était au lycée parce que c’était au programme du bac ? Pauvre type, il aurait pu, quand même, appeler pour savoir quand arrivait le train. Encore heureux qu’elle voyage sans bagages. Juste son cartable, avec les livres.
La gare Saint-Lazare ne ressemble pas au tableau de Claude Monet qui se trouvait dans les quatre documents tirés au sort qu’elle avait eu à commenter à l’oral. La haute nef de verre pour absorber la fumée des trains. Pour une gare aussi, on dit : une nef. Pénélope a envie d’être chez elle, dans sa chambre, celle qui n’existe plus. Elle a dû rendre son petit studio de la rue Servandoni, pour s’installer à Bayeux, jouer le jeu. Où est-elle chez elle à Paris ? Chez Wandrille ? Certainement pas. Au Louvre, peut-être, dans certaines salles où elle est si souvent allée qu’elle les connaît par cœur, à toutes les heures de la journée. Mais on n’est pas chez soi au musée, il faut pouvoir y vivre la nuit. Elle revoit, en une seconde, le visage de ces deux femmes qui sont venues ensemble au Club la dernière fois. Celle qui avait l’air si triste et son amie, brisée, et leurs visages à la sortie, les quelques mots qu’elles ont adressés à Wandrille. Cette idée du Club, c’est un peu l’Armée du Salut des âmes, l’Assistance publique, ils devraient demander une subvention à la Mairie de Paris. Un endroit où elle se sent chez elle parce qu’il est hors du temps, en marge de l’histoire. Un lieu d’échanges. Pourquoi ne pas y retourner, ce soir, après Drouot ?
Paris, mardi 2 septembre 1997
« Avant dernier lot, divers morceaux de tapisseries au point de croix, dentelles anciennes de Malines et de Bruxelles, l’ensemble pouvant composer un joli patchwork, trois copies de scènes de la Tapisserie de Bayeux sans doute assez récentes au vu des couleurs, plutôt belles si on les transforme en abat-jour, je mets le tout à cinq cents francs. Rien n’est mité. Vous vous souvenez de Drôle de drame ? L'évêque et son cousin, comme c’est bizarre, le tueur de bouchers, la serre aux nénuphars. Vous avez en tête l’abat-jour avec des détails de la fameuse Tapisserie, c’était à la mode à l’époque. Nous vous offrons ici une chance unique de vous approprier ce grand moment de cinéma. Pour ces drôles de trames, y a-t-il preneur ? »
La salle ne réagit pas. Elle est presque vide d’ailleurs, comme tout Drouot en cette saison, même les marchands de ferraille en mocassins de crocodile sont en vacances. Pénélope s’est assise au fond. Elle attend que les enchères montent. Elle pense qu’elle n’arrivera pas à ouvrir la bouche au moment où ce sera à son tour de parler.
Le commissaire-priseur, maître Vernochet, bonimente. Un modèle du genre, blazer bleu à boutons dorés, comme il y a dix ans, pochette criarde, cravate club. Il est assisté comme il se doit d’un jeune homme blond à mèche, en costume clair, le style fils de marchand de biens de Touraine qui n’a jamais pu faire trop d’études et que l’on a placé là, « par relations ». Le commissaire-priseur le couve du regard avec tendresse, sans doute se revoit-il au même âge. Il doit se dire qu’avec la fortune du père et le château fort de la mère, il lui vendra chèrement sa charge.
La vente roule. Péné attend le moment où elle va faire éclater l’orage. Le jeune commissionnaire, en dévoilant le contenu de la « bannette » devant les enchérisseurs assis au premier rang, plisse le front pour se donner l’air un peu intelligent. Futur expert, pense Pénélope perfide. Il doit faire des ravages dans les rallyes pour oies blanches, celui-là. En attendant qu’à la plus grande surprise de la patrouille des jeannettes avisées, qui s’étonnera de ne plus avoir de nouvelles du jour au lendemain, un vieux papa gâteau ou une Américaine embijoutée qui aura l’âge d’être sa mère ne l’installe dans un palais de Marrakech. Pénélope en a connu des dizaines, sur ce modèle, à l’École du Louvre, elles en riaient avec son amie Léopoldine — ils ne les regardaient pas ; ils ont tous raté le concours, qu’elles ont réussi.
Читать дальше