Wandrille, machinalement, note les noms. Il s’arrête sur celui-là :
« Il est connu ?
— Il a fait souche en Angleterre, Le Despensier est devenu Despenser, puis Spencer : la famille Spencer, qui est celle de la princesse Diana, vous suivez ? Elle descendait d’un compagnon de Guillaume plus sûrement que Mr. Charles Mountbatten-Windsor, son dadais de mari que toute l’Angleterre, durant des années, a appelé Plum Pudding.
— De quoi faire une petite chronique. D’autant qu’elle avait gardé son côté dépensier.
— Depuis cet historien anglais, Douglas, je peux vous dire qu’il ne reste plus grand monde sur la vraie liste, et les noms qu’il a retrouvés ne sont pas les bons, tous inconnus : Robert de Vitot, Roger fils de Turold, ou Gérelme de Panilleuse.
— Gérelme, c’est joli, bonne idée de prénom.
— Nous n’avons pas en Normandie de marquis de Panilleuse, ni de Lord Panil-Heuse, ça s’est perdu en route, en dix siècles, que voulez-vous, tout tombe en quenouille.
— En eau de boudin.
— Il y a quelques rescapés : le marquis de Breteuil qui cherche à descendre en ligne directe de Guillaume, fils Osbern, sire de Breteuil, on prête aux riches, mais je crois que c’est un peu flou toutes ces filiations.
— Je n’imaginais pas qu’un drame pareil pût se produire, ironise Wandrille, en vain.
— L'association n’a tenu aucun compte des travaux de Douglas, et continue à se réunir au complet. Leur bible s’intitule le “Falaise Roll”, la liste des compagnons, avec une biographie pour chacun, un ouvrage assez rare, j’en ai un exemplaire à la maison.
— Vraiment ?
— L'association regroupe ceux qui peuvent prétendre que leur nom y figure. J’en fais partie. C'est pour ça que je suis aussi bien informé.
— Vous êtes noble, monsieur Érard ?
— Dans les bateaux de Guillaume, on trouvait un peu tout le monde, chevaux, nobles et roturiers. Sur le Mémorial on voit des gens qui s’appellent Malet, Pontchardon, Corbet, Quesnel, Pointel, que sais-je encore, Tesson, Lebreton, Taillebois, vous voyez, prenez l’annuaire de Bayeux, ils sont encore tous ici. On m’a fait entrer à l’association après un gentil reportage que je leur avais consacré, parce qu’il y a un certain Étienne Érard sur le Mémorial. C'est un prétexte pour faire un bon gueuleton une fois par an, et j’apprends toutes les histoires de la région. Ma famille n’a pas bougé du coin, de mémoire d’homme. Si je m’en remets aux simples lois statistiques, je dois bien descendre d’un ou deux bouseux de 1066. Votre téléphone. Répondez, je vous en prie. C'est peut-être… C'est peut-être elle.
« Je te dérange ?
— Je suis avec un de tes admirateurs, figure-toi, le jeune et fringant Pierre Érard, de La Renaissance du Bessin — La Voix du Bocage, et nous parlons de toi. Ulysse est à Ithaque et ne t’y trouve pas !
— Tu es venu ? Tu es à Bayeux ? C'est idiot, j’aurais dû t’appeler hier soir pour te dire que je rentrais en urgence à Paris.
— Tu aurais dû m’appeler pour me souhaiter une bonne nuit.
— Ou toi, mufle ! J’ai bien peur de ne pas pouvoir attraper le dernier train. Il faut que je passe à Drouot. Je rentre demain matin, je te ferai visiter la Tapisserie.
— Je t’attendrai. Je suis certain que tu n’y as pas mis les pieds depuis le voyage de ton école en CM2. Avec Pierre Érard, qui est un puits de science et de dates historiques, j’en aurai appris dix fois plus que toi, c’est moi qui te ferai la visite. Tu es à Drouot ?
— Pas encore. Je dois aller préempter de la porcelaine et du napperon, ou je ne sais quoi, enfin, ça a l’air important pour Solange ; la pauvre, j’exécute quasiment ses dernières volontés. Ensuite, je vais au Club sans toi, je veux voir comment se comporte une petite nouvelle, on m’a dit qu’elle faisait venir un monde fou depuis une semaine. Ou tu préfères que j’attende ton retour ? J’ai beaucoup hésité, mais, à mon avis, avec l’émotion mondiale et la pauvre Diana dans tous les journaux, on va avoir des clients.
— Fais comme tu veux, à demain. Je te confie le Club. À moi Bayeux ! »
À peine le téléphone éteint, la secrétaire du musée fait irruption dans la salle de restaurant. Elle, si aimable tout à l’heure, avec sa robe bleue à petites fleurs blanches. Wandrille l’avait remarquée, il suffirait qu’elle se coiffe autrement. Elle ne sourit plus :
« Monsieur Érard, je savais bien que vous seriez là. J’ai été appelée par la police ; comme vous m’aviez dit de vous prévenir pour tout ce qui arrivait de grave, j’ai couru. Ils ont cambriolé la chambre de M lleFulgence à l’hôpital, tout a été mis sens dessus dessous, les appareils et tout, même le matelas, un homme qui avait une blouse d’infirmier. Dieu sait ce qu’il pouvait bien chercher ! On a pris les dossiers qu’elle avait sur sa table, avec des photos et tout. Il l’avait allongée par terre, sur le linoléum, elle a dû souffrir.
— C'est sûr, Pénélope m’a raconté qu’elle aimait plutôt la moquette.
— Taisez-vous, laissez-la finir. Elle n’est pas…
— Il lui avait débranché la perfusion, poursuit la secrétaire qui n’entend ni Wandrille qui ricane ni Pierre Érard, soucieux et grave. Cette fois, il paraît qu’elle est tombée dans le coma. C'est atroce. Elle va mourir. »
DEUXIÈME PARTIE
La Gifle d’Aelfgyva
« Caroline avait acquis l’art des gifles et la technique des coups de dents, des coups de pied et des coups de griffes. »
CECIL SAINT-LAURENT,
Caroline Chérie.
7.
Le tombeau de la reine Mathilde
Bayeux-Paris, mardi 2 septembre 1997
Dans un demi-sommeil, ce matin, la prose de Solange Fulgence flotte au-dessus des passagers du wagon, fantôme drapé d’érudition vague et de pédagogie vaporeuse. Personne, dans la poignée d’égarés réfugiés dans ce train trop matinal, ne cherche à résister au sommeil. Pénélope, sans savoir que le Parisien Wandrille prend, à la même heure, le chemin de Bayeux, a emporté, dans son cartable, — je vais désormais dire « ma vache » pense-t-elle en souriant — en plus de La Renaissance du Bessin et d’ Ouest-France, édition de Bayeux, deux-trois livres, avec le tampon de la documentation du musée. Celui de Wolfgang Grape très complet, celui de Mogens Rud, un archéologue danois. Le livre de Lucien Musset, le meilleur de tous. Trois bons ouvrages, truffés de notes savantes, plus que le guide de Miss Fulgence, qui n’a pas inventé le point de croix. Un petit livre rouge où cette Mao Tsé-Toung de la Tapisserie a même cru bon de donner, en annexe, outre la liste complète des compagnons de Guillaume dont les noms figurent sur le Mémorial de Falaise, le texte intégral du « téléguidage » dont elle est l’auteur et qui la lança dans les milieux des services éducatifs, au cœur des années pop. Les flammes postales de Bayeux portent fièrement : « Tapisserie de Bayeux-Visite téléguidée. » Mogens Rud en reproduit un exemplaire dans son livre, ça avait dû l’amuser.
Les yeux de Pénélope mélangent tout avec les titres du journal de la bonne sœur, deux rangées devant elle, qui va sans doute descendre à Lisieux. La princesse et la Tapisserie. Tout se tisse, se tricote, se démaille — et elle s’endort, elle aussi, une boule dans la gorge, bercée par le mouvement du train.
Pénélope rouvre les yeux, à demi. Elle feuillette le premier livre de sa pile, passe des images au texte sans faire attention. C'est drôle comme les historiens eux-mêmes ont l’air de ne pas y croire, de trouver cette Tapisserie trop belle pour être vraie.
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