Les pistes sont abritées par une immense coque de plexiglas, un œuf posé sur le désert, et leur hôtel est le plus beau chalet du Moyen-Orient. À l’extérieur il fait cinquante degrés, dans la bulle, c’est le vrai froid alpin. Wandrille n’a pas lésiné, il avait un mois de salaire d’économies, Pénélope méritait un cadeau princier.
Un message du ministre des Affaires étrangères de la France — que Wandrille n’aurait sollicité pour rien au monde, il vient encore de perdre trois points de sondage et de sortir du « baromètre Figaro-Sofres », c’est la honte — a gentiment adressé un télégramme diplomatique à son homologue à Barjah : parmi les voyageurs qui partaient ce jour-là se trouvait une jeune conservatrice de musée qui avait su éviter, cette semaine, à Sa Grâce l’émir de Barjah l’acquisition très coûteuse d’un faux tableau de Claude Monet. Dès l’aéroport, on leur signalait qu’ils seraient finalement en première classe, invités personnels de l’émir ; à leur arrivée au Barjah Palace, la meilleure suite les attendait, avec les grandes fenêtres sur la fausse neige, au sommet du building.
Wandrille n’a pas tout compris, il lui manque un élément du puzzle : pourquoi au cours du fameux dîner de Marmottan, l’électricité a-t-elle été coupée ? Comment, pour fuir ensemble, ces deux partenaires qui venaient de se découvrir ont-elles réussi, par la seule force de la pensée, à faire sauter le disjoncteur ? L’histoire a commencé comme ça, c’est le premier mystère de cette aventure, le seul qu’ils n’aient pas résolu.
Pénélope le regarde, bat des cils, l’embrasse : elle a la réponse, d’une logique parfaite. C’est même la première question qu’elle a posée à Marie-Jo, quand elle est venue la rechercher et la faire libérer au poste de police de Monaco. Elle a oublié d’en faire le récit à Wandrille, tellement il y avait de choses à faire dans cette première classe d’avion : un dîner délicieux, de la musique, des films…
En réalité, les deux femmes ne sont pas parties ensemble. Elles avaient une idée, née durant leur conversation au moment du cocktail : voir ce fameux tableau de Monet.
Et ce soir-là, la peinture était là. Carolyne Square venait de faire ses prélèvements. La toile était arrivée le matin même des Ports Francs de Genève, et c’était maître Vernochet en personne qui l’avait convoyée, dans le coffre de sa voiture, sans tambour ni trompette et à la barbe des douaniers.
Le tableau se trouvait dans la chambre forte du musée, sous le grand salon. Sur ce point, Vernochet leur avait absolument menti. Antonin Dechaume le savait, et avait omis de le dire. Wallenstein avait dû en être informé. Dans les affaires criminelles, ce sont parfois les innocents qui mentent le mieux.
« Mais elle était fermée, cette chambre forte, avec une porte blindée, un code, des alarmes.
— À Marmottan, la sécurité est maximale, mais la dernière mise aux normes date des années 1980. Les deux femmes n’ont pas disparu ensemble. Carolyne Square s’est levée la première… Elle ne s’est pas glissée dans la cuisine où régnait une agitation de marmitons et de serveurs, elle l’a traversée, elle a pris l’escalier qui conduit à la cave. L’après-midi même, quand elle était venue faire ses prélèvements de pigments, elle avait repéré l’armoire du disjoncteur. Elle a fait sauter les plombs. Elle a ouvert la porte. Sœur Marie-Jo est venue la rejoindre. Elles en ont oublié cet ennuyeux dîner. Le tableau bien sûr était faux, mais comme il avait été fabriqué par son mari, Paul Preston, il bénéficiait du résultat de ses propres recherches à elle. La toile était ancienne, les pigments correspondaient à peu près. Au premier regard, elles y ont cru. Paul Preston se contenta de faire truquer les résultats des analyses le lendemain, de les envoyer ensuite à Wallenstein, mais ce soir-là la religieuse qui n’avait pas fait vœu de silence et l’Américaine bavarde, heureuses de s’être rencontrées, étaient allées fêter ça toutes les deux dans un bon restaurant au métro La Muette.
— Et le faux tableau, qu’est-il devenu après cette soirée ?
— Je crois qu’il est toujours à Marmottan, enfermé dans les réserves. J’espère que Dechaume ne va pas le faire détruire, ce sera une pièce à conviction intéressante au procès de sa chère Paprika… »
Pénélope rêve d’un bon chocolat chaud, d’un feu de bois, il fait quarante degrés dehors, tout est bien. Une bûche en plastique crépite dans la cheminée de marbre.
« Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Tu savais que c’était une citation de Clemenceau ?
— Tu dis ça à propos de nos projets de mariage ? Mon Dieu, mariage, on allait oublier, vite, la télévision. »
Trop tard, le mariage a eu lieu. La retransmission monégasque s’achève sur TV5 Monde. Le prince et la princesse descendent de leur voiture décapotable. Ils entrent dans une chapelle blanche. Stéphane Bern explique qu’il s’agit de Sainte-Dévote, dédiée à la patronne du pays. Pénélope est furieuse, ils ont raté l’échange des alliances, l’archevêque, le président de la République, les altesses venues de partout, David Beckham, la cour du palais décorée, les chants, les fleurs, Mozart et Bach… Devant Sainte-Dévote, des Monégasques agitent des drapeaux rouge et blanc et des drapeaux de l’Afrique du Sud. Un instant, Pénélope a cru reconnaître le visage d’Édouard, pas étonnant qu’il se soit mêlé à la foule, il n’a pas dû être invité dans la cour du palais et il est amoureux de son prince et de sa princesse, il a peut-être même mis dans sa poche le petit lapin en peluche de son enfance…
Les caméras entrent à la suite du couple. À l’intérieur, deux jeunes femmes en bleu chantent d’une voix très pure un cantique accompagné à la guitare, et Wandrille, que Pénélope foudroie, suggère que c’est repris de La vie est un long fleuve tranquille : « Couronnée d’étoiles, la lune est sous tes pas, guide-nous en chemin, étoile du matin. » Wandrille est idiot. C’est très beau. Charlène de Monaco s’appuie sur le bras de son mari et pleure. Pénélope a un peu honte, elle, une grande fille qui a passé l’âge des histoires de princesse, mais elle pleure aussi. Dehors, c’est une cornemuse qui se fait entendre, on joue une ballade irlandaise, en souvenir de la famille Kelly.
Les applaudissements qui crépitent à cet instant ne viennent pas de Monaco, c’est, à travers les vitres, l’équipe olympique de ski de Barjah qui vient d’arriver sur les pistes pour son entraînement quotidien. La vie est une fête.
« Et ta pièce, Wandrille ? Tu avais un sujet superbe, “Où allez-vous, Monaco ?”, le prince et l’empereur ?
— Je ne t’ai pas dit ? J’ai tout changé. Il y a désormais trois personnages, et ça se passe plus tard dans le XIX e siècle. Un prince de Monaco, toujours, Albert I er, le navigateur, un peintre, Claude Monet, et une femme… Tu veux le rôle ? »
Précisions historiques
et remerciements
Mes premières pensées vont à la mémoire de Jacques Taddei, de l’Institut, dont j’aimais les improvisations musicales, qui était le directeur du musée Marmottan-Monet quand j’ai commencé à écrire ce roman. Disparu en 2012, cet homme intelligent et talentueux aimait rire et pratiquait l’autodérision avec beaucoup d’élégance : c’est lui qui m’a suggéré bon nombre des plaisanteries cruelles sur Monet et la manière d’organiser des expositions qui figurent dans le début de ce livre.
Ni Jacques Taddei ni son successeur à la direction de ce musée, Patrick de Carolis, n’ont inspiré bien sûr la figure d’Antonin Dechaume, sculpteur, membre de l’Institut, qui dans ces pages occupe cette fonction, réservée à un membre de l’Académie des beaux-arts élu par ses pairs (Paprika, la femme andalouse d’Antonin Dechaume, est elle aussi totalement fictive).
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