Seulement, il n’a plus qu’une demi-heure, et il n’a pas encore la moindre fichue idée de l’emplacement où il faudrait chercher. Si tant est qu’il y ait quoi que ce soit à trouver dans cette maison !
Il demande à Fujiwara s’il peut revenir une dernière fois dans les appartements de Monet, en commençant par les si jolies pièces du rez-de-chaussée… Le Japonais va commencer à trouver cela bizarre. Il fait semblant de prendre des notes et écrit dans son carnet : Pénélope, Pénélope, Pénélope…
Fujiwara est appelé par un des surveillants qui lui demande, sur le seuil, s’ils peuvent fermer, il est l’heure, il en profite pour transmettre quelques doléances à son patron… Wandrille saisit ce moment pour téléphoner :
« Allô, Pénélope ? J’ai trouvé.
— Tu es dans quelle pièce ?
— Je suis revenu dans la cuisine. Je suis seul pour deux minutes, il va revenir.
— Les documents y sont ?
— Non. Fouiller la maison n’aurait eu aucun sens, cette baraque a été refaite plusieurs fois, on a scruté les planchers, refait les sols, changé les poutres, dans les années 1980 on a tout remis aux normes une première fois, on a lancé un nouveau chantier il y a deux ans, les architectes des Monuments historiques ont dû sonder les murs, rejointoyer les pierres, démonter et remonter tous les lambris, tu penses bien qu’on a tout retourné depuis des années dans cette maison qui n’est pas si grande.
— Tu renonces, alors. Le petit tas de secrets de Claude Monet est ailleurs. On abandonne…
— Tu ne m’écoutes pas. J’ai trouvé. »
Paris, mardi 28 juin 2011
Wandrille a tenu un raisonnement enfantin. Ces papiers de Monet, s’ils existent, sont sans doute ce que le peintre avait de plus précieux.
Si Clemenceau était venu le voir au lendemain de l’armistice, c’est pour lui demander expressément de les brûler.
Ce que Monet, cabochard, n’avait évidemment pas fait. Il n’allait pas détruire ce qui prouvait qu’il avait servi la France, qu’il avait joué sa partition dans le grand orchestre du Père la Victoire.
Où cacher ce à quoi on tient le plus ? Dans ce qui pour vous est le plus précieux. Ce qui lie Monet à Alice, ce qui est le symbole de leur histoire. Ce qui est aussi le plus incongru et le plus rare de leurs biens. Ce qu’il voit tous les jours, devant son lit, dans sa chambre, ce qu’il surveille du coin de l’œil en permanence, là où les enfants auraient bien trop peur d’aller fouiller : son bureau.
Wandrille a en tête toute l’histoire de ce bureau. Il la fait défiler en deux minutes. Ce bureau c’est un meuble de prix, mais c’est surtout un symbole.
C’est un meuble qui surprend dans la chambre de Monet. Il lui venait semble-t-il d’Ernest Hoschedé.
Ernest Hoschedé est oublié, et Wandrille trouve que c’est injuste. On en fait toujours un cocu malheureux. Il avait joué un grand rôle dans la société artistique de la fin du XIX e siècle, il n’a pas eu de chance : il a fait faillite, il a été bien puni de sa passion pour l’impressionnisme. Claude Monet a séduit Alice, sa femme, et c’est tout ce que la postérité a retenu de cet homme de talent. Fils d’un commis et d’une caissière, il n’était pas du grand monde. Sa femme Alice, la future M me Monet, a une dot de 100 000 francs et l’espérance d’hériter du château de Rottembourg à Montgeron. En 1870, à la mort du père Raingo, ils s’y installent, Hoschedé y place sa collection de vieux meubles chinés en salle des ventes et d’achats faits chez Paul Durand-Ruel, qui à cette époque vend de jolis Corot et des peintres de Barbizon. Monet, époux de la poétique Camille Doncieux, crève la faim. Dès 1872, Hoschedé achète un premier Monet. Il commence à revendre ses premières amours, ses Corot, Gustave Doré, Chintreuil ou Vollon.
C’est lui qui, après l’exposition de 1874, alors qu’il connaît des revers financiers, acquiert pour 800 francs Impression, soleil levant . Il était devenu un des propriétaires de la Gazette des Beaux-Arts , avec le brillant Charles Ephrussi et Édouard André, l’homme du futur musée Jacquemart-André. Mais l’achat de la toile majeure de la période lui a porté malheur. En 1875, il abandonne son entreprise. Il cède ses parts de la Gazette . Il avait acheté cinquante-deux Monet, avant sa faillite en 1877. L’année où sa femme lui donne un Monet de plus, mais qui n’est plus un tableau puisque c’est un enfant, Jean-Pierre — et peut-être la petite Germaine était-elle déjà la fille de l’artiste. L’été suivant, Alice s’installe avec sa famille à Vétheuil, chez Camille et Claude Monet. Ernest Hoschedé n’est mort qu’en 1891. Un an plus tard, Alice Hoschedé, discrètement, épouse Claude Monet. Tout le monde aujourd’hui est à Giverny, dans le même tombeau.
De la splendeur Hoschedé, après la vente du château de Rottembourg, il ne restait que ce bureau. Il résumait toute cette aventure, toutes ces passions, toute cette folie.
De deux choses l’une : soit Fujiwara a trouvé les documents, les a étudiés, et les y a selon toute probabilité cachés à nouveau — et alors il a de bonnes chances d’être aussi au cœur du crime, avec Paul Preston, selon l’hypothèse de Pénélope. Soit les documents n’ont jamais été trouvés. Dans les deux cas, ils sont là — ils ne peuvent pas se trouver ailleurs.
« Je suis monté dans la chambre en courant quand j’ai compris, j’ai laissé Fujiwara dans la cuisine qui m’a pris pour un fou.
— Et tu as constaté que la pièce maîtresse avait disparu.
— Comment sais-tu ?
— Que tu es stupide parfois, Wandrille. On a vu mon directeur du Mobilier national qui le déménageait, ce bureau… Reviens sur terre, suis un peu, tu es plus qu’endormi. Et c’est à la suite d’un caprice de ton père qui a voulu qu’on restaure à toute allure son frère jumeau que ce bureau est parti pour mes ateliers des Gobelins… Il est en sûreté. Tu sais qui il faut appeler pour pousser la bobinette et faire choir la chevillette ? L’officier de sécurité de monsieur ton ministre de père. Il m’a fait une démonstration. Il est plus que doué. C’est Robert, je crois, son prénom… »
12
Comment Monet a gagné la Grande Guerre
Paris, mardi 28 juin 2011
Dans l’immense hangar où dorment les meubles de la France, le bureau de M. Monet est debout sur une palette en bois blanc, comme une caisse de légumes dans un grand magasin. À côté de lui brille son frère ou son cousin, que les restaurateurs sont en train de revernir au tampon, après avoir mesuré toutes les cotes qui permettent d’affirmer que ces deux meubles ont été fabriqués à l’aide des mêmes gabarits et qu’ils sont sortis du même atelier probablement à la même date. On a démonté les bronzes, on les a nettoyés, ils sont en train d’être refixés.
Wandrille a appelé l’officier de sécurité de son père, qui somnolait dans sa voiture. Le ministre est à l’Assemblée, il n’en sortira que très tard, l’idée d’aller aux Gobelins expertiser un bureau séduit Robert plus que la perspective de lire une seconde fois le dernier numéro de Jardins Jardins qui traîne sur la banquette : un spécial boutures avec un grand dossier central « Réussir votre bouquet ». Le ministre en a acheté une pile pour doper les ventes.
Robert rejoint Wandrille en vingt minutes. Pénélope a appelé sa collègue de bureau, qui, sans avertir l’administrateur général, les a tout de suite conduits dans l’entrepôt.
Le mécanisme se trouve être exactement le même que pour le premier bureau. Robert ralentit ses mouvements comme un prestidigitateur s’apprêtant à réussir le numéro de la femme dans le coffre. La porte secrète se déclenche. Wandrille se hisse sur la pointe des pieds pour apercevoir le trésor.
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