Pénélope ne sait pas s’il faut rompre ce silence. On met les menottes à l’homme, qui se tait toujours. Il avait fallu qu’il s’introduise dans le salon-atelier, le temps de faire ce cliché qui avait trompé tout le monde, et qui avait failli faire entrer au catalogue une œuvre fausse. Y était-il allé lui-même ? Fujiwara avait évoqué une silhouette menue, de petite taille, peut-être féminine. Avait-il agi avec une complice ? Il avait fallu qu’il arrive à faire envoyer à Wallenstein des analyses bidonnées. Qu’il fasse taire sœur Marie-Jo en la faisant venir à Monaco pour l’empêcher de parler pendant que la vente du tableau s’effectuait. Le cercle se refermait sur lui.
Face à eux tous, dans la verte lumière des aquariums, il se redresse, et parle :
« Mon nom est Paul Preston, je suis citoyen américain et résident monégasque depuis cinq ans. Je ne raconterai tout qu’avec mon avocat. Mais je veux d’abord dire que je ne suis ni un voleur ni un assassin. Je suis venu ici pour venger ma femme, Carolyne Square, qui a été égorgée par cette femme qui est ici, que j’étais en train de faire avouer. Je voulais l’entendre tout me dire et ensuite la conduire moi-même à la police. »
Tous se tournent vers la sœur qui esquisse un sourire léonardesque — qui s’efface en un instant.
Un craquement les a fait sursauter : une fissure vient d’apparaître dans la paroi de verre, dans la partie haute de l’aquarium des requins.
Monaco, lundi 27 juin 2011
Enfin, sœur Marie-Jo était là ! Pénélope avait attendu si longtemps le moment de la retrouver. Elle s’attendait à tout sauf à cette accusation.
Le policier qui n’a pas lâché son arme n’hésite pas : « C’est lui qu’on arrête. Elle, vous l’emmenez aussi, mais comme témoin. Monsieur l’archiviste, et vous mademoiselle, vous voulez bien nous accompagner. On va remonter. Vous permettez, monsieur le directeur, qu’on prenne votre bureau pour faire un premier interrogatoire. Ça ne va pas être long. »
Wandrille, aux anges, s’esclaffera quand Pénélope lui racontera tout : heureusement que Marie-Jo n’était pas planquée dans le bassin des orques, elle aurait été indiscernable ! Mais sur le moment, personne ne plaisantait. Le directeur a ordonné qu’on vide de deux mètres la fosse des requins, pour s’occuper de la fissure, une catastrophe.
Le colonel des carabiniers, chargé de la sécurité du prince et de sa famille, était resté en retrait mais sa présence en imposait.
Aux questions de Pénélope, posées à mi-voix, dans l’escalier, Marie-Jo, qui est juste à côté d’elle, se trouble. Elle reste prostrée. Pénélope lui dit à quel point Picpus est un lieu qui lui a laissé une forte impression. Elle dit, dans l’obscurité, qu’elle a vu la mère supérieure, qu’elles sont allées ensemble chercher des indices dans sa cellule. Marie-Jo hoche la tête. Pénélope lui parle de Monet, de Giverny, espérant lui arracher un sourire. La religieuse baisse la tête. Elle ne parle toujours pas.
Soupçonner une bonne sœur de meurtre ? Et pourquoi pas ? Sœur Marie-Josèphe pouvait-elle avoir tué Carolyne Square ? Pénélope aurait dû y penser tout de suite.
Elles n’avaient pas disparu ensemble, ce fameux soir : l’une avait enlevé l’autre… Mais pourquoi l’assassiner le lendemain, et au Cercle ? Personne n’était mieux placé que la bonne sœur experte en art pour faire le faux parfait, ou pour donner des indications à un faussaire. Comme criminelle, au rasoir, elle devait, à l’évidence, être moins douée…
Tout le monde entre dans le grand bureau, on ferme les hautes fenêtres sur la mer. Il y a deux suspects.
Soit ce Paul Preston tente un monstrueux coup de bluff, et il est coupable. Soit il est ce qu’il a l’air d’être, un homme dont on vient d’assassiner la femme — et qui peut être encore aveuglé par le chagrin…
Sous le grand tableau montrant le prince Albert I erau Spitzberg, le colonel des carabiniers prend enfin la parole. Un des policiers a ouvert un petit ordinateur portable et prend des notes. Le colonel explique qu’on maintiendra en détention Mr. Paul Preston cette nuit, et qu’on attendra qu’il ait désigné un avocat pour recueillir sa déposition. Mais si l’autre suspect veut faire une première déclaration, avant d’être, elle aussi, conduite au poste, c’est possible.
Pénélope retient son souffle. Elle pense que Marie-Jo va se mettre à pleurer et tout avouer. Mais la religieuse se redresse et, d’une voix très claire malgré l’émotion, articule :
« Je tiens à affirmer solennellement mon innocence. Je n’ai jamais tué personne. Je ne sais même pas si ce monsieur est réellement l’époux de Mrs. Square. Je sais qu’elle est morte. Je ne l’avais rencontrée qu’une fois, au dîner où vous étiez ma voisine, mademoiselle.
— Sur quoi portent vos recherches actuelles ? demande Pénélope.
— J’étais venue ici à Monaco pour rencontrer l’archiviste du palais, je veux savoir s’il détient une correspondance entre Claude Monet et Albert I erde Monaco. Je travaille à une étude historique, je ne suis pas un assassin… Dans cette correspondance, il doit se trouver deux choses, qu’il serait long d’expliquer en détail mais que je peux résumer ainsi : des lettres qui établissent que Monet et le prince ont travaillé ensemble, pour Clemenceau, à plusieurs affaires touchant la diplomatie secrète de cette époque, et par ailleurs des preuves établissant que le prince avait commandé à Monet une série de tableaux, dont celui qui est proposé à la vente cette semaine pourrait être l’élément principal. Je devais rencontrer cet homme, qui m’avait appelée, je ne cherchais que des papiers, parmi lesquels il y en a un, peut-être, qui peut donner beaucoup de valeur à ce tableau que j’ai eu l’occasion de voir, bien peint, lumineux, mais absolument pas “documenté”… »
Il était question d’archives, le colonel, qui n’y comprenait rien, s’est naturellement tourné vers Édouard.
Le jeune archiviste a été très bref, et a foudroyé Marie-Jo d’un regard sans pitié : il est l’homme qui connaît le mieux au monde les archives de Monaco. Il ne s’y trouve pas une seule lettre qui concerne Claude Monet, aucune trace d’une éventuelle correspondance entre le peintre et le prince navigateur. Il a conclu, à l’adresse de Pénélope : « C’est du roman. »
Marie-Jo ne s’est pas démontée. Elle affirme que ces lettres existent. Si Monaco n’a pas de trace des lettres envoyées par Monet au prince, elle sait, elle, que les lettres du prince à Monet ont bien existé.
Elle les a cherchées partout : rien dans ce qu’a légué Michel Monet, rien à Marmottan, rien chez les descendants de la famille Monet-Hoschedé qu’elle est allée trouver un à un.
Elle en est arrivée à la seule conclusion possible : ces lettres sont encore aujourd’hui à Giverny, et personne n’a su les trouver.
Monet avait une correspondance secrète. Elle serait capitale, si on la retrouvait, pour les historiens — et elle permettrait accessoirement d’authentifier ce tableau…
Pénélope sent que le colonel, qui ne semble pas avoir une passion particulière pour la peinture, s’impatiente. Elle murmure qu’elle peut aller à Giverny. Elle ne comprend pas pourquoi la religieuse n’y est pas allée elle-même…
La réponse fuse :
« Celui qui m’a toujours fait barrage s’appelle Kintô Fujiwara. Il ne veut entreprendre aucune recherche. Pour moi, c’est parce qu’il a dû trouver… »
L’entretien s’est clos ainsi, de manière un peu absurde. Les deux suspects ont été conduits séparément au poste central de police de la principauté, juste à côté, et mis aux arrêts. Et les agents qui se trouvaient là, qu’on avait d’abord envoyés à l’assaut dans une affaire d’enlèvement, n’ont pas bien compris comment ils avaient aussi assisté à une arrestation liée à une affaire de meurtre — pour finir par entendre une controverse d’histoire de l’art entre l’archiviste du palais, une conservatrice française, et une religieuse en civil…
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