Wallenstein feuillette le livre de son grand-père. Monet se plaint à tout le monde, il trouve que l’administration des Beaux-Arts ne veut pas payer assez cher pour le bâtiment. Il explose. Clemenceau après une lettre bien salée lui répond : « En recevant votre dépêche, je me suis dit : “Bon, en s’asseyant, il se sera enfoncé un clou dans la fesse.” » Rebondissement : les deux amis se brouillent. Blanche Monet, la fille adoptive, les réconcilie. En 1925, miracle, Monet a retrouvé la vue. Il peint comme jamais et traite Clemenceau de bourrique : « Vous la Vendée, moi l’Armorique, nous sommes des Gaulois, les fils de ceux qui n’ont pas capitulé devant César ! »
« Vous comprenez mieux pourquoi les Français ont aimé Monet, c’est Astérix ! C’est ça que j’admire, c’est l’énergie du vieil homme, sa résistance. Au début de 1926 les “grandes décorations” sont terminées. Il s’est battu pendant sept ans, il a traversé la Grande Guerre, il a vaincu la cataracte et dominé la tremblote, il a fumé des milliers de cigarettes, il a peint deux cent cinquante toiles avec des nymphéas, il a insulté des secrétaires d’État et refusé les propositions de l’Académie des beaux-arts qui voulait l’accueillir, il a boudé Clemenceau et failli renvoyer sa cuisinière, mais ça y est, ils se sont réconciliés, c’est fini, il rit, il peut mourir. »
Que faisait Thomas Wallenstein le soir du dîner à Marmottan ? Pourquoi n’y assistait-il pas, alors qu’il est presque toujours présent aux grandes expositions consacrées à Monet ? Wandrille a décidé de profiter de l’exaltation brillante de la dernière tirade de son hôte pour lui soutirer quelques informations, dans l’euphorie.
Avait-il deviné que Dechaume réunirait ce soir-là ses deux spécialistes, et qu’elles feraient connaissance — malgré son interdiction formelle ? Il aimerait le lui demander, mais ce serait dévoiler ses cartes.
Wandrille n’ose pas aller aussi loin, il sait qu’il n’a aucun intérêt à montrer qu’il en sait aussi long. Il fait ce qu’il aime faire par-dessus tout, et que Pénélope lui a enseigné : il prend son air de mondain imbécile mais attachant, il lance un regard admiratif, il écoute.
« Selon moi, Wandrille — Wallenstein passe vite au prénom, à l’américaine —, Antonin Dechaume notre cher plus grand sculpteur français vivant nous ment, à tous. Il en sait beaucoup plus qu’il ne dit. La police a d’ailleurs demandé à le voir deux fois. Et il a pris l’initiative de parler au Figaro , pour que sa version des faits soit publiée, vous ne trouvez pas cela bizarre ? Vous avez lu l’article, sorti très vite.
— Oui.
— Lors de sa première audition, la police a dû écouter son boniment de vieil homme de goût et le laisser partir en le remerciant. Ensuite, les enquêteurs ont écouté les potins et appris ce que tout le monde sait à Paris…
— Pardonnez-moi, j’ai longtemps vécu à Neuilly, je ne sais rien.
— Ah bon, à Neuilly ?
— Non, je plaisantais. J’ai fait une terminale au lycée Saint-James. Mais je ne sais rien, ça c’est vrai.
— J’ai commencé à vous cerner quand j’ai vu votre jolie MG, couleur parfaite, c’est le bleu d’origine. Vous l’avez garée juste en face, j’adore regarder la rue de Tilsitt avec nos deux caméras de sécurité. On est obligé de tout filmer à cause du stock de tableaux. Une grande partie est ici, dans les caves, le reste, je ne vous dirai pas où, si vous aviez l’idée d’en informer les lecteurs de Jardins Jardins ! Dechaume, ce n’est pas vraiment le milieu de vos parents, c’est vrai. Votre père c’est un pur politique, je veux dire un grand politique. Je parle souvent avec lui au dîner du Siècle, heureusement qu’il est là de temps en temps, c’est d’un ennui, quand on pense à ces magazines qui croient que c’est le cénacle secret du pouvoir en France, les pauvres, s’ils écoutaient ces conversations consternantes, ce concentré de raseurs qui font leur café du commerce… Dechaume, pour tout vous dire, a des maîtresses. Il a en particulier depuis quatre ans une maîtresse américaine, par ma faute, et je n’avais pas vu les choses venir…
— Il était l’amant de Carolyne Square ?
— Il aurait dû vous le dire. J’espère qu’il a fini par le notifier à la police, ça peut être utile à l’enquête. Carolyne me racontait tout. Quand je pense que je devais la retrouver au Cercle, j’étais en retard, mon avion était parti de New York deux heures après l’heure prévue… Vous êtes membre du Cercle je crois, Wandrille, vous aussi, c’est bien, n’est-ce pas, idéal pour le sport ? On ne s’y est jamais croisés. J’avoue que je n’ai pas le temps d’y aller aussi souvent que je voudrais, je suis toujours en voyage, ou chez moi à New York. J’aurais dû être sur les lieux quand on l’a… Je m’en voudrai toute ma vie. C’était une fille formidable, Dechaume avait de la chance. Sa femme fermait les yeux, elle en avait pris son parti. Elle invitait quelquefois Carolyne à prendre le thé à Marmottan, dans le pavillon du fond du jardin. Paprika Dechaume est une femme intelligente, les années glissent sur elle. Elle joue fin. Je crois même qu’elle aimait sincèrement Carolyne, elle l’avait intégrée à la famille… Un peu comme Hoschedé avait intégré à son clan Claude Monet, dont il aimait tant la peinture, et qui était l’amant de sa femme Alice… Il ne faut pas juger ces histoires, mais bon, Ernest Hoschedé n’a pas été égorgé, lui… Dechaume sait qui a tué Carolyne, j’en suis convaincu. Mais je vous ennuie, Wandrille, vous n’étiez évidemment pas venu pour parler de cette affaire… »
8
Après les crocodiles, les requins
Monaco, lundi 27 juin 2011
Il n’y a jamais de longues enquêtes à Monaco. Les deux personnes recherchées n’ont pas été très prudentes, d’ailleurs la prudence n’aurait servi à rien : pas moins de six caméras de surveillance ont filmé leurs moindres faits et gestes.
Sur les écrans, au PC de sécurité, ils avaient l’air calme et avançaient lentement, à pas mesurés. Le plus surprenant, explique Édouard à Pénélope au téléphone, c’est leur trajet : « Mon cher collègue le colonel de la garde, que tu as vu, vient de m’informer : comme il s’agit de la sécurité du mariage, la police l’a appelé. L’homme en blouson de daim, soutenant une femme titubante style bonne sœur en civil, est sorti de la Salle Garnier par la grande porte. Ils se sont dirigés vers l’arrêt de bus de la ligne 1. Ils ont été filmés dans le bus, il a assis sa compagne, acheté deux tickets…
— Au fait, Édouard, crie Pénélope, c’est peut-être une question de vie ou de mort. C’est bien qu’ils aient acheté des tickets de bus, mais où est-ce qu’on les perd ?
— On ne perd jamais personne ici. Ils sont descendus au terminus, l’arrêt “Palais”, et de là on les a en plein écran…
— Où ?
— … entrant au Palais de la Mer, autrement dit le Musée océanographique. Ils ont emprunté le parcours de tous les touristes qui viennent passer une journée à Monaco. Ils se sont perdus volontairement dans le flot des enfants et des visiteurs qui entraient à cette heure-là pour voir les poissons… Depuis, ils ne semblent pas être sortis de la nasse.
— Édouard, tu prends avec toi ton colonel et autant de gardes d’opérette qu’il te faudra et on se rejoint à ta grande pataugeoire. »
À deux pas du palais princier, c’est l’heure du déjeuner pour les grands requins dont l’ombre se faufile entre les algues géantes ramenées par le commandant Cousteau de son exploration à la recherche de l’Atlantide.
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