— Il n’est pas venu souvent ?
— Non, mais du second séjour, solitaire et secret, il a rapporté une caisse entière de tableaux, expédiée à Giverny. Il a peint à Bordighera et a même fait plusieurs fois la navette entre France et Italie. Il lui a fallu passer la frontière de nuit, prétend-il, dans une lettre, pour éviter la douane italienne. Il aurait failli être arrêté à Gênes…
— Comme si Monet avait dans ses bagages des choses compromettantes !
— Dans ses lettres, il semble rire lui-même de son aventure. Monet contrebandier !
— Pourquoi avait-il été arrêté ?
— Vous savez, ma petite Pénélope, que Dechaume m’a dit l’autre jour que c’était peut-être parce qu’on le soupçonnait d’activités d’espionnage. Rubens a bien été le plus grand espion de son temps ! Un peintre n’est jamais soupçonné. Il peut rencontrer qui il veut, il a le droit de tout observer, il remplit des carnets sans que cela inquiète quiconque, il parle aux puissants comme aux pauvres. »
Vernochet explique alors à Pénélope qu’au temps de Monet le prince de Monaco a joué un rôle historique capital. Albert I er, qui a servi de modèle à Jules Verne pour son capitaine Nemo, le richissime anarchiste, est un génie. Il est le plus grand explorateur de son époque, il a fait les premières expériences de sous-marin scientifique, sur son yacht l’ Hirondelle il a parcouru toutes les mers, il est surtout un homme aux idées progressistes. Il a défendu Dreyfus, il est allé voir le président Félix Faure. Alors que la France se divisait, le prince de Monaco était allé chercher la preuve de l’innocence de Dreyfus à la meilleure des sources, que nul n’osait interroger. Il était allé à Berlin et il avait posé la question au Kaiser, qui lui avait répondu que jamais il n’avait eu dans ses services secrets de capitaine Alfred Dreyfus. Monaco avait correspondu avec le malheureux, il avait été voir Félix Faure, le jour même où, à l’Élysée, le président de la République fut victime d’un arrêt cardiaque. Car après le prince de Monaco, il avait reçu Meg Steinheil — ce qui avait permis à Clemenceau de faire d’impérissables plaisanteries sur « la connaissance du président » qui avait rêvé d’être César.
Albert I eravait fait édifier, dans les années 1910, ce qui est encore aujourd’hui le plus grand monument historique de Monaco, cet extravagant Musée océanographique, bâti à flanc de rocher, qui tient du laboratoire, du musée, de l’aquarium géant…
« Vous savez à quoi cela ressemble, Pénélope, le Musée océanographique de Monaco ? Vous y êtes allée ? Ces grandes vitrines de métal qui ouvrent sur des panoramas où, au milieu des algues et des rochers bleus, s’ébattent des requins et des murènes ? Cela ressemble bien sûr au Nautilus de Vingt Mille Lieues sous les mers , tout le monde le voit, mais cela ressemble aussi aux Nymphéas de l’Orangerie, vous y aviez déjà pensé ? C’est frappant. C’est une œuvre d’art totale, un monde en soi et pour soi, un sous-marin à quai, un panorama digne de Giverny ! Je suis persuadé, Pénélope, que le petit archiviste du palais sait à ce sujet des choses que personne n’a jamais écrites. Je pense qu’il veut à toutes forces acheter le Monet que je leur propose parce qu’il y a un lien entre Monet et Albert I erde Monaco.
— Aucun historien de Monet n’en a parlé.
— Monet est un homme de gauche, affranchi de tout, Albert I eraussi au fond. S’il n’avait pas été prince souverain, il aurait été anarchiste. »
Un triangle se dessine, que Vernochet trace à la pointe de son couteau au-dessus des nouveaux toasts grillés que le maître d’hôtel apporte : Clemenceau, Monet, Albert I erde Monaco. Albert I erqui a joué un vrai rôle international, une des plus grandes intelligences du siècle, qui parce qu’il était chef d’État pouvait, quand il voulait, être reçu par le pape ou par le Kaiser, qui donnait des rendez-vous à tout le monde politique français dans son hôtel parisien de l’avenue du Président-Wilson — un bâtiment qui reste lié à l’histoire de la diplomatie secrète au XX e siècle puisque c’est aujourd’hui le siège de la nonciature apostolique à Paris. Et Vernochet ajoute encore du beurre.
« Pénélope, il faut que je vous demande conseil… »
Monaco, lundi 27 juin 2011
Elle se tait. Fait semblant de regarder la mer. S’il est coupable, il cache son jeu en véritable expert. Il a surtout compris que pour lutter avec Pénélope il fallait l’éblouir. Elle fléchit, il le sent. Elle s’en veut.
Elle le dévisage. Elle se force à penser à des choses qui vont donner à son visage toutes les apparences de l’innocence et de la bienveillance : si cet homme qui est la bonté même, et le plus doux des fantaisistes, est un assassin, elle veut bien être jetée aux requins, dans la grande fosse du Musée océanographique. Elle écoute.
Vernochet explique en détail qu’il a de grandes inquiétudes au sujet de ce tableau qu’on lui a demandé de vendre. D’abord il n’a jamais vu son client, ce qui peut arriver mais n’est pas si fréquent. La proposition est arrivée par un courtier de ses amis, qui lui a transmis un numéro de téléphone correspondant à une société de gardiennage et de surveillance qui dépend d’une compagnie d’assurances helvète.
Ensuite, Thomas Wallenstein, qui n’est pas à proprement parler un ami, mais à qui il téléphone de temps en temps, a éludé toutes ses questions, impossible avant ces derniers jours de lui faire donner son sentiment sur l’œuvre. Comme si Wallenstein lui cachait des choses.
Il a eu aussi un étrange coup de fil de Dechaume, qui lui disait d’être prudent. Il n’a pas bien compris, le sculpteur lui a dit que cette semaine était dangereuse, qu’il devait faire attention à lui. Il a lu comme tout le monde ce qui concerne cette Carolyne Square, assassinée, avec laquelle ils ont dîné pour le vernissage de l’exposition. Il est inquiet.
Le tableau est très beau, il l’avait vu l’an dernier aux Ports Francs de Genève, mais on ne lui connaît aucune provenance, aucun nom de collectionneur important n’est attaché à son histoire, il ne figure dans aucun des catalogues de ventes publiques qu’il a consultés. Pénélope hoche la tête, avec l’air de la parfaite imbécile.
En réalité, Vernochet préférerait que ce soit l’émir de Barjah qui achète, ce ne serait pas son premier tableau douteux. La collection des princes de Monaco est réduite mais de bonne qualité, les deux Monet qui sont déjà là sont très beaux, il y a de jolis petits Bruegel, de beaux portraits, le commissaire-priseur a plutôt tenté de dissuader le jeune archiviste de faire cet achat. Le commisaire-priseur n’aura le droit de servir d’intermédiaire dans ce genre de « vente de gré à gré » que lorsque la loi le permettra, en septembre de cette année, puisque ce sera la fin d’une vraie hypocrisie française, précise-t-il. Mais il veut jouer le rôle d’un intermédiaire sérieux, de confiance. Il a essayé de dissuader le conservateur monégasque, mais sans desservir son client, sans « griller » l’œuvre — et bien sûr, pense Pénélope, en tenant compte du pourcentage qui sera le sien.
Si Vernochet est bien le coupable, les mobiles ne lui manqueraient pas — et le plus évident : vendre une fortune ce Monet, à un client célèbre, en comptant sur l’euphorie du mariage princier. Il élimine, ou fait éliminer par un sbire — cet homme au blouson de daim — les deux personnes susceptibles de tout faire échouer, Carolyne et Marie-Jo. Mais en même temps, que de risques. Vernochet est prospère, il réussit un ou deux jolis coups chaque année dont tout le milieu fait des gorges chaudes — et que la presse admire —, pourquoi imaginer qu’à son âge il commence une carrière d’assassin ?
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