Monet s’est rendu en Norvège pour rencontrer des Russes, des Lituaniens, des Suédois, dont le prince Eugène, il a joué les diplomates. Il fallait trouver un autre royaume pour le duc d’Urach. Clemenceau y tenait. Et surtout Albert I erde Monaco, qui souhaitait à toute force transmettre à ses descendants directs le trône des Grimaldi, qui seraient attentifs à ses aquariums.
Après l’écroulement de l’Empire russe, en pleine Grande Guerre, le Kaiser a imaginé de faire main basse sur les pays baltes. Frédéric d’Urach fut propulsé roi de Lituanie, et renonça du coup à ses droits sur Monaco. Il changea même de nom, et devint Mindaugas II en souvenir d’un Mindaugas du XIII e siècle, certain d’être ainsi adulé par ses nouveaux sujets.
Cet éphémère royaume dura moins d’un an, Mindaugas, qui n’avait même pas eu le temps de se rendre à Vilnius, tomba avec le Kaiser. Albert I erde Monaco put se réjouir de tout cela. Son fils Louis reconnut plus tard une fille nommée Charlotte, dont la naissance avait été discrète, et qui épousa Pierre de Polignac : ce sont les parents de Rainier III de Monaco et les grands-parents d’Albert II.
Le triangle secret formé par Albert I er, Clemenceau et Monet avait réussi à écarter le péril. On n’entendit plus parler de Mindaugas — et les cousins Urach ne semblent pas être cités par Paris Match parmi les invités du mariage qui se prépare. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire.
13
En pleine nuit au musée Marmottan
Paris, mercredi 29 juin 2011
Monet sortait héroïque de l’affaire. Pénélope l’aimait de plus en plus. Mais il y avait toujours, à Monaco, un Américain milliardaire écologiste et une religieuse de Picpus sous les verrous, qui étaient peut-être innocents l’un et l’autre. Et en liberté, Thomas Wallenstein, Antonin Dechaume, maître Vernochet, Kintô Fujiwara, que Pénélope et Wandrille avaient tour à tour soupçonnés, parmi lesquels il y avait sans doute le vrai coupable.
L’affaire s’était simplifiée, elle n’était pas éclaircie. Carolyne Square était morte — son assassin demeurait inconnu.
Wandrille, dans son bain, alors que cette fois c’était Pénélope qui se consacrait au dîner, eut une inspiration digne non plus de Lupin ou de Maigret, mais d’Archimède. Il repensait à la première fois où il avait vu l’homme au blouson, ce Preston, enlevant Marie-Jo au Café de Paris. Il était évident qu’il n’avait pas l’étoffe d’un génie du crime. Il avait agi, mais il n’avait rien inventé. Pénélope avait raison de dire que dans cette affaire il n’y a sans doute pas un coupable mais deux. Elle a eu tort de s’orienter vers Fujiwara, elle n’a rien compris. Il sortit nu de l’onde, version masculine de Vénus anadyomène :
« Il y a une chose toute simple, que nous avons oublié de vérifier, Péné : qui, parmi les suspects, est membre du Cercle ?
— Thomas Wallenstein, puisqu’il y avait donné rendez-vous à la pauvre Mrs. Square.
— Oui bien sûr, il ne l’a jamais caché. Mais son avion n’avait pas encore atterri à l’heure où elle est morte. Qui pouvait entrer boulevard Saint-Germain, descendre en saluant le gardien à l’entrée d’un air complice, égorger la malheureuse Américaine, et ressortir sans éveiller l’attention ? C’est par là qu’il fallait commencer, ce ne pouvait être qu’un habitué… La police a interrogé tous ceux qui se trouvaient là, vingt-quatre suspects, tous innocents, elle n’a pas regardé qui était sorti dans les vingt minutes qui précédaient la découverte du meurtre… Je ne sais pas si le gardien est capable de le dire, mais si nous regardons parmi nos suspects…
— Mets donc une culotte. Il suffit de consulter la liste de ceux qui cotisent au Cercle. Vous êtes nombreux ?
— Moins de trois cents, je pense… On aurait dû commencer par là, c’est vérifiable immédiatement. Je connais la secrétaire qui tient les registres. Allons-y. À mon avis…
— Maître Vernochet, c’est le seul qui ait le style “membre de club”, non ?
— Je ne crois pas, je ne l’ai jamais vu. Non, j’ai un autre soupçon… On court vérifier ! Zut zut zut zut, c’était évident… »
*
Wandrille, sur place, a monté quatre à quatre l’escalier à double révolution — toujours la forme circulaire chère à Charles Garnier — et est entré dans le bureau de la secrétaire avec l’aisance de James Bond jetant son chapeau sur le portemanteau de Mrs. Moneypenny. Le registre était accessible… Il savait à quelle lettre chercher.
À la lettre D, ce n’est pas Antonin Dechaume qu’il a trouvé, mais un autre prénom : Paprika, qu’il se souvenait d’avoir en effet croisée de temps à autre avec ses ballerines bleues, telle que Pénélope la lui a décrite, cette femme en pleine forme qui prenait soin de son dos, de ses genoux, de son bronzage…
Il ne savait pas qu’elle était la femme du directeur du musée Marmottan. Il venait de le déduire… Une recherche internet sur son téléphone lui montra son visage, aucun doute. Il la voyait en général le mercredi, il l’appelait « la vieille danseuse », et l’admirait même un peu pour son allure.
Paprika Dechaume, toujours à l’affût de ce qui pouvait être « jeune et branché » dans Paris, avait été une des premières à cotiser au Cercle. Dans la liste des trois cents noms, on ne trouvait ni Fujiwara, ni son mari Antonin, à qui la sculpture tenait lieu de culture physique, ni maître Vernochet, ni sœur Marie-Jo…
Il n’y avait que Paprika.
Elle seule pouvait entrer et sortir, se faufiler dans le club comme un chat, passer devant le portier avec l’aisance d’une habituée. Elle seule pouvait savoir que Carolyne Square y viendrait à ce moment-là, Carolyne avec laquelle elle faisait semblant d’entretenir de bons rapports, à laquelle elle avait pu téléphoner, ne serait-ce que pour lui demander où elle était passée à la fin du dîner… Et Pénélope rappela alors à haute voix le précepte fondamental de Sherlock Holmes : quand toutes les hypothèses vraisemblables ont été écartées, et quand il ne reste qu’une solution, si invraisemblable soit-elle, alors cette idée folle s’appelle la vérité.
Toutes les pièces s’assemblaient, le Rubik’s Cube se reformait en une seconde. Paprika avait fait alliance avec l’homme au blouson de daim, elle l’avait manipulé. Paul Preston allait l’aider à se venger de Carolyne, il la renseignerait sur les séjours à Paris de sa rivale — et comme il avait accès au laboratoire, elle avait compris que ce brave Preston, qui avait fini par haïr sa femme, pouvait servir aussi à faire entrer des Monet dans le catalogue raisonné.
L’idée d’éliminer Carolyne s’était doublée d’une envie plus forte encore peut-être : s’enrichir en vendant un faux Monet qui disposerait d’un vrai passeport, une belle notice dans la mise à jour du catalogue. Il fallait donc obtenir aussi la bénédiction de la petite sœur de Picpus.
Paprika en collant noir et ballerines avait payé de sa personne, en s’introduisant de nuit à Giverny — les cours de gymnastique et d’aïkido du Cercle avaient été bien utiles. Elle avait fait la photo — bonne idée, pas assez bien réalisée. Elle avait obtenu de Paul Preston qu’il truque les analyses. Ensuite elle avait tué la femme de Paul, qui n’avait pas assez de cran pour agir lui-même. Elle avait égorgé cette Carolyne si intelligente, qui était en train de lui prendre son mari, et qui n’avait pas du tout eu peur, au moment ultime, en reconnaissant ce joli visage à cheveux blancs en train de se pencher sur elle.
*
Wandrille et Pénélope sont arrivés de nuit à Marmottan, avec une voiture de la police. Antonin Dechaume n’était pas là. Il dormait parfois dans son atelier. Il n’apprendrait la vérité que le lendemain matin par un appel du commissariat du XVI earrondissement.
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