— Ainsi, il ne se rappellera jamais ce qui lui est arrivé, assure notre gentil blondinet.
Nous questionnons Alexandre-Benoît à propos de l’homme. Pépère est en train de se déculotter pour examiner ses génitoires endolories. Il déballe sa chopine d’âne et la développe par-dessus ses formidables roustons.
Ça me rappelle l’histoire de mon cher Patrick Sébastien. Le môme d’un Noir demande à son père :
« Papa, je peux jouer avec ta bite ? »
Et le dabe répond :
« D’accord, mais ne t’éloigne pas trop ! »
Ça n’en finit pas, Béru, son chibre. Jumbo ! La grosse lance d’incendie de la caserne Champerret !
— Dieu de Dieu ! fait-il en la faisant sautiller dans les paumes de ses mains, je l’ai senti passer.
— Lui aussi ! assure Mathias en désignant Gueule-cassée.
— Je vais avoir un bleu ! annonce sombrement l’Enflure.
— Il vaut mieux un bleu qu’un trou, dis-je. Bon, rembobine et casse-toi, on a de l’ouvrage. Tu n’as pas répondu à nos questions concernant cézig : d’où sort-il ?
Béru masse un endroit particulièrement douloureux de son pneu à flanc blanc.
— L’était placardé dans une chignole. J’ai eu l’im-pres-sion qu’y surveillait l’hôtel, lui z’aussi. Quand la vieille a sorti, j’l’ai vu réagir. Il a attendu qu’é passate devant lui pour s’mett’ à la filocher. Fallait qu’je vous préviende.
Il achève de remballer son matériel.
— Bon, j’vas rejoind’ la vioque aux beignets. Très brave femme malgré qu’é causasse pas français. J’lu bricole un peu la moniche pendant qu’elle confectionne, mais ell’ fouette de trop pour qu’j’la sabrasse. Notez, ajoute-t-il, qu’on peut pas savoir ce dont l’av’nir nous réserve. Un jour qu’ j’s’rais en manque, j’pourrerais très bien y faire un’ fleur.
Je le pousse hors du fourgon. Jérémie, sur mon ordre, va se mettre au volant et démarre. Après ces louches agissements, il est préférable de changer de quartier.
— Trouve-nous un coin champêtre, grand ! lui recommandé-je.
C’est féerique, Istanbul, vu d’en haut : le Bosphore, la Corne d’Or, les dômes étincelants des mosquées, le port avec sa multitude de barlus… Un enchantement ! Nous avons traversé l’interminable pont sur le Bosphore et, stoppés sur une esplanade, nous nous gavons du somptueux spectacle. Autour de nous, une végétation odoriférante ajoute à la féerie. Des oiseaux égosillent et leurs pépiements ne sont troublés que par les incantations des muezzins qui montent de la ville.
Cette sobre et enchanteresse description achevée, je te signale un fait, inaccoutumé venant de moi : j’ai peur. Je l’avoue sans fausse honte. Un brusque traczir me biche à contempler cette fabuleuse cité dont la gloire continue de resplendir au soleil. Je sens que des dangers très grands nous y guettent, tapis dans ces artères bruyantes. De vilains pressentiments m’assaillent. Est-ce de m’être couché dans un cercueil qui me file ces funestes présages dans le cigare ?
— T’as l’air d’avoir un coup de flou, Grand ? me demande Jérémie en posant sa main fraternelle sur mon épaule qui ne l’est pas moins.
— Yes, mec, avoué-je. Ça vient de sortir, c’est de l’angoisse du jour, toute fraîche. En pareil cas, j’use d’une expression qui traduit mon état d’âme : « Je sens les choses qui sont derrière les choses. »
Je lui désigne le panorama d’un geste large de semeur hugolien.
— C’est plus coton que ce que nous pensons, Jérémie. Nos problèmes en cours constituent la partie émergée de l’iceberg.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? L’apparition du gazier que Béru a démantelé ?
— Peut-être, mais je crois que mon pressentiment avait déjà pris corps avant que cet homme ne se manifeste. Soyons vigilants !
— Qu’attends-tu pour questionner la vieille ?
— Une interview, ça se prépare, mon chéri. Il est tellement facile de poser des questions qu’on omet souvent de les sélectionner.
Nous regagnons le fourgon stationné à l’ombre d’un gros buisson de lentisques et d’arbousiers. Mathias, charitable, colmate tant mal que bien les brèches pratiquées dans la physionomie de l’homme à la chemisette blanche par le poing-enclume de Mastar.
Il est toujours groggy, le digne homme. Par contre, Lady Fog est pimpante. L’âge purifie l’individu en l’emmenant dans les renoncements. De même que l’inappétence est le meilleur des régimes, la vieillesse engendre la sagesse. Elle a un sourire bienveillant. C’est une personne dont la silhouette évoque celle d’un bonhomme de neige. Elle est ronde comme deux boules l’une sur l’autre. Ses cheveux courts et frisottés sont d’un gris bleuté, ses lèvres mal dessinées en rouge cerise me font penser à une petite tomate et ses pommettes à deux grosses. Regard clair, une duvetterie abondante comme de la véritable barbe, des fanons, de gros nichons de vieillarde robuste para-chèvent son apparence sphérique.
— Ça va ? je démarre mollement.
— Très bien, assure la mamie des voyous. Et vous ?
— Davantage, ce serait trop. Vous avez beaucoup de monde à la pension ?
— Pas tellement.
— Mais du beau monde, hein ?
— Comme toujours !
Rire satisfait de la daronne.
— Tommaso est toujours au Windsor Lodge ?
— Oui, toujours.
— Il n’a pas pris peur quand vous lui avez annoncé qu’une fille les cherchait, lui et son copain ?
Elle glousse.
— Je me suis bien gardée de le leur dire. Ces deux-là sont plus prudents que des chamois : ils auraient fichu le camp sur l’heure.
Comme quoi la notion des affaires prime la prudence. Elle l’a bouclée, la vioque, pour ne pas perdre deux clilles ! Mais alors…
Hein, mais alors qui a voulu nous gazer, Violette et moi ? Ça c’est de la question à mille balles toutes taxes comprises !
Je n’ai pas douté un seul instant que cette tentative d’assassinat sur nos personnes ait été décidée et organisée par les occupants de la pension de Lady Fog ! Alors ? Mustafa Kémal Foutu, le chef de la Police istanbuliote ?
Je ravale ma stupeur. Les choses qui sont derrière les choses ! Gare à nos fesses, les amis ! J’ai idée qu’une étrange mafia s’occupe de nous.
— Il s’appelle comment, l’ami de Tommaso ?
— Boris Kelfiott.
— Ils viennent souvent chez vous ?
— C’est la deuxième fois.
— Et Carlos ?
Elle paraît indécise.
— Carlos ?
— L’homme qui occupe la chambre « Coventry ».
— Il ne s’appelle pas Carlos, mais Ramono.
Ignore-t-elle l’identité de son client au visage « mangé de poils » ?
— Il vient souvent au Windsor Lodge ?
— Il l’habite depuis plus d’un an.
— Et qui avez-vous encore comme clients ?
— Babylas, le Belge, avec une amie. O’Brien, de Dublin. Red Oversee, de London…
Consciencieux, Mathias a apporté un magnéto de poche, guère plus gros qu’une boîte d’allumettes et enregistre les confidences de la dame.
Je fais préciser à celle-ci le nom des chambres qu’occupent ses pensionnaires, la durée prévue de leur séjour, leurs habitudes. Ils sont une dizaine au total, à couler des jours paisibles derrière les murs de sa pension voyouse.
— Vos rapports avec la Police turque sont toujours très bons ?
— Excellents.
— Vous connaissez, bien sûr, Mustafa Kémal Foutu ?
— C’est un ami, épanouise-t-elle.
— Vous le payez bien ?
— Il est raisonnable. Lui, ce qui l’intéresse, c’est de palper en dollars.
— Combien ?
— Dix mille par mois. Ce sont mes pensionnaires qui les paient.
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