Un temps.
— C’est elle ! s’exclame sourdement Violette.
Puis, à l’appareil :
— Opération « Cousin frileux », vous avez entendu ?
— Tout ! réponds-je.
Ça la lui coupe un instant, puis, impassible :
— Lady Fog ! Elle porte une robe mauve, une capeline, des chaussures à hauts talons comme si elle se rendait en visite !
— Nous sommes prêts ; restez en place, tous les deux, et poursuivez vos efforts. Vous devriez essayer feuille de rose !
J’ouvre la portière coulissante et fais signe à Jérémie. Je me fais l’effet d’un instructeur de parachutistes ordonnant à l’un de ses élèves de sauter.
Le Noirpiot quitte le véhicule et s’avance nonchalamment au-devant de Tantine ; il a un micro-cravate dissimulé dans le col ouvert de sa chemise. Je passe sur la fréquence « B » afin de rester au contact avec lui. Ces instruments sont très performants car je perçois nettement le bruit tranquille de sa respiration.
Tout aussi calme que M. Blanc, Mathias sort sa petite boîte dont il fait coulisser le couvercle.
Grésillement de mon récepteur « B ».
Voix de Jérémie :
— Je vous demande pardon, madame. Vous êtes Lady Fog ?
Voix de femme âgée :
— Comment ?
Ils s’expriment en anglais, bas patois que Jérémie utilise à la perfection, au point que le prince Charles a l’air de traîner l’accent auvergnat, en comparaison.
— Je viens de la part de Lou Steemann [5] Nous nous sommes documentés avant d’agir. Lou Steemann est un bandit anglais fameux, un prince du hold-up, un roi de la gâchette dont les évasions fracassantes ont défrayé la chronique récemment. San-A .
.
Un silence. La vieille doit avoir de l’emphysème. Son souffle, maintenant, évoque la remise en étui d’une poupée gonflable après usage.
— Je ne sais pas de qui vous parlez, Sir.
J’enrogne. Evidemment, tout cela est trop simpliste. On ne débarque pas chez Lady Fog en balançant n’importe quelle vanne. Il doit y avoir des phrases clés, des mots de passe, des signes de reconnaissance, des objets servant de sésame, des condés imparables, sinon sa boutique aurait été « éventée » depuis lurette.
Voix imperturbable de Jérémie :
— Vous avez tort de le prendre sur ce ton, Milady, un gros « brouillard » s’accumule au-dessus de votre boîte et il va chier des bulles carrées avant la fin de la journée. Mais enfin, si vous ne voulez pas m’écouter, à la bonne vôtre. Bye !
L’aplomb du mec ! Chapeau ! Il fait montre d’une maîtrise étourdissante, l’ancien balayeur de la place Saint-Sulpice !
Par ma délicate meurtrière, je le vois tourner le dos à la vieille et rabattre vers nous. Cela s’appelle jouer à quitte ou double. Faut un tempérament de flambeur pour interpréter ce genre de partition. Etre le king du poker.
Voix (essoufflée) de femme âgée :
— Hep ! garçon ! Un instant.
Gagné !
M. Blanc se retourne mais ne fait pas un pas en direction de mémère. Il attend qu’elle le rejoigne et je devine qu’il a dû adopter un air rogue.
Voix (moins essoufflée) de femme âgée :
— Qu’est-ce que c’est que ces salades que vous venez me raconter ?
Voix glaciale de M. Blanc :
— Ecoutez, ce que j’ai à vous dire concerne un de vos clients, la mère. Son nom de guerre commence par un « C ». Ça vous intéresse ou ça ne vous intéresse pas ? Si ça vous intéresse, on cause ; si ça ne vous intéresse pas, je me barre et je récite un bout de prière pour vous parce que vous êtes vieille et donc fragile.
Ils parviennent presque à la hauteur de notre — fourgon. Je refais coulisser le panneau latéral, prêt à « accueillir » la vioque…
Voix de la vieille :
— D’où sortez-vous, garçon ? Et vous cherchez quoi, au juste ?
— Je vais vous expliquer ça en détail, Milady. Tenez, grimpez donc dans cette voiture.
— Quoi ! croasse la tenancière. Non mais, vous vous imaginez que…
Elle n’a pas le loisir d’en casser davantage. M. Blanc l’a saisie par la taille et, d’un effort somptueux, la hisse dans notre véhicule malgré ses protestations.
Je plaque ma dextre sur le museau de la mamie. Le Noirpiot grimpe à son tour, Mathias relourde. Syn-chro-nisme parfait, à croire que nous avons répété l’opération cent fois. Cette vieille teigne me mord l’intérieur de la main, et pas qu’un peu ! Blanc la bloque par-derrière. Mathias a déjà sa minuscule seringue en main. Il pousse la conscience professionnelle jusqu’à désinfecter l’endroit où il va la planter, avec un tampon imbibé d’alcool qu’il retire d’un sachet. Tchlouc ! La dame se rend à peine compte de ce qu’il lui fait. Elle continue de se trémousser entre les pattes puissantes de Jérémie. Mais, très vite, elle se calme. La voilà toute chose, dolente, pensive. J’aide le négus à l’allonger sur une vieille couverture qui pue la moisissure orientale.
— Madame t’est servie, ricane le Rouquin en me la désignant.
Avant de m’occuper d’elle, j’explore la rue. Un truc, sur l’arrière, me fait tiquer : Béru se pointe à pas rapides vers nous. Il paraît en alarme. Il nous adresse des mimiques discrètes.
Je le signale à Blanc. Blanc hoche la tête :
— Il doit y avoir un os, admet Boule de Neige.
Mathias regarde à son tour par la meurtrière.
— Je crois comprendre, il fait.
Et puis, comme nous constituons une équipe formidablement homogène, à cet instant, le récepteur du talkie-walkie grésille et Violette lance un :
— Attention ! Il se passe quelque chose d’insolite. Bérurier a brusquement lâché ses beignets pour se mettre à filer un type. Je crois que c’est un grand, avec des moustaches à la Omar Sharif. Il porte une chemise blanche à manches courtes.
— O.K., on l’aperçoit, fais-je.
Je file une deuxième carouble sur la vieille, histoire de la dissimuler et rouvre le panneau sur rail.
— Surveillez le mec en question, fais-je à mes potes. Sitôt qu’il arrivera au niveau du fourgon, prévenez-moi.
On attend, tels des guépards réduits aux aguets.
— Go ! fait soudain Jérémie.
Je saute du fourgon. Juste le grand mec se pointait. Je lui tartine un coup de tronche dans sa collection de mandibules. Il titube. Je le biche par la taille. Béru nous rejoint, le soutient aussi. Une dame qui passait en coltinant des paniers s’arrête pour visionner cette humble scène de la rue. Nous prenons des airs d’afflic-tion et faisons mine de bassiner le visage du grand. La vioque, rassurée, passe son chemin après nous avoir donné des conseils très intéressants dans cette langue appartenant au groupe ouralo-altaïque.
On embarque le grandu dans le fourgon. A cet instant, le julot reprend la poêle de l’ablette et flanque son genou dans les balloches à Béru. Le Gravos, s’il y a une chose qu’il n’admet pas, c’est bien qu’on s’en prenne à ses précieuses ridicules ! Il émet un barrissement de colère, arme son poing et le balance en uppercut du droit à la mâchoire déjà tuméfiée du zig à moustache. Tout le monde en morfle ! En explosant, son bas de gueule éclabousse à la ronde. Chacun prend sa giclée de sang, ses lambeaux de gencives, ses esquilles d’os. Comment que ça lui a modifié la physionomie, un tel parpaing, au Turc ! Il fait mulot, moi je trouve ; toucan, même, à la rigueur. Il a plus qu’un cratère rouge sous le pif. Manger, ça ne lui sera pas possible avant l’année prochaine et, à moins qu’il ne soit ventriloque, je le vois guère donner une conférence avant d’avoir appris le sourd-muet !
Il est raide groggy ! Pourtant, Mathias insiste pour lui offrir une tournée de sirop d’oubli.
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