— Venez tous deux, dis-je, j’ai besoin de vous pour le galop final.
Agnès est si désemparée qu’elle ne demande même pas où nous allons. Quant à Jérémie, il est à ce point avisé qu’il devine et me souffle à l’oreille la qualité de la personne chez laquelle nous nous rendons. Gagné !
* * *
C’est un F4 dans un grand immeuble périphérique (et périsphérique).
On prend un ascenseur d’acier peint en vert Nil jusqu’au quatorzième étage.
Porte du fond. En contreplaqué couleur chaude-pisse-mal-soignée. On sonne, puis frappe. Rien. On réitère. Re-rien. On y va du pied pour ajouter des sonorités de contrebasse. Tout ce qu’on obtient, c’est l’ouverture de la lourde voisine où habitent M. Aloïs Bonazob et son épouse : c’est gravé sur leur plaque de cuivre). M. Bonazob a une tête de Turc haineux (voire une tête de nœud turque) et un pyjama de coton rayé qui l’apparente aux anciens détenus d’Alcatraz. La calvitie « cocu de Labiche », le pif de forme et de couleur aubergine ; une traînée viticole orne son devant et une autre de pet-longue-durée, son derrière. Un pouce de pied furieusement ongulé a traversé sa pantoufle charentaise et ressemble à un rat noir en quête de gruyère.
Il nous demande « Qu’est-c’est-ces-enculés-qu’osent-venir-foutre-une-merde-pareille-à-deux-heures-du-matin ? » Et ajoute, poussé par un raisonnement digne de Descartes que « A-quoi-ça-sert-de-cogner-dans-la-porte-d’un-appartement-vide-bordel-est-ce-l’enfoncer-qu’on-veut-quoi-merde ? »
Je vais pour lui répondre quelque chose de pertinent, mais Notre-Dame-de-Lourdes se met à faire des siennes et la porte que nous martyrisions s’ouvre enfin, ce qui décaquette le Turc-en-pantoufles.
Une femme se tient dans l’encadrement ; très jolie : elle est la sosite de Charles Bronson. Cette fois, pas de chemise de nuit, mais, en guise de, un tee-shirt d’homme qui lui descend au-dessous de la touffe et sur lequel est écrit : « Yes I’m », (ce dont on pourrait douter).
Notre trio éclectique : un Apollon, un Noir, une grande bourgeoise, la sidère.
— Il est arrivé quelque chose ? balbutie-t-elle d’une voix de femme adultère prise en train de fauter.
— Pas « quelque chose », madame : beaucoup de choses, réponds-je.
Quand je te dis qu’elle ressemble à Charles Bronson, je modère : elle est pirement jolie que lui, sauf que sa moustache est plus fournie que celle du comédien et que les deux fientes de pigeon lui tenant lieu de regard expriment moins de tumultueuse passion.
Elle relève l’arrière du tee-shirt pour se gratter l’oigne. C’est vrai, tiens : pourquoi, au réveil, a-t-on toujours le trou du cul qui vous démange ? Bonne question, je vous remercie de me l’avoir posée ; j’y répondrai sitôt que le facteur sera passé.
— Qu’est-ce y se passe ? s’inquiète cette fascinante personne.
Le Turc voisin, qui a basculé de l’irritation la plus noire à la curiosité la plus rouge, se rapproche de nous, prêt à former une mêlée de rugby si besoin est.
— Ne restons pas sur ce palier, conseillé-je, M. Bonazob risquerait de prendre froid.
Je refoule la dame dans ses intérieurs, les autres suivent et je referme la porte sur l’énorme tubercule qui sert au voisin à se moucher.
— J’aimerais parler à M. Spinozza, dis-je.
La Bronson fumelle hoche la tête.
— N’est pas encore rentré, déclare-t-elle avec aigreur. Depuis quelque temps, il picole et passe ses soirées au Tourniquet , le bar du bâtiment « H ». Quelle heure est-il ?
Après consultation de ma Pasha, je suis en mesure de lui fournir l’info désirée :
— Une heure cinquante-trois, chère madame.
Elle soupire :
— Alors il va rappliquer, le Tourniquet ferme à deux heures.
— Je sais que M. Spinozza est célibataire, reprends-je. Vous êtes son amie, je gage ?
— Je le fûte, soupire-t-elle. Mais il a trouvé du plus beau linge et je ne suis plus que sa bonniche.
Elle se regratte le rond et a ensuite le réflexe de porter ses doigts à son nez comme fait le collégien qui vient de cigogner sa première chatte.
— C’est bien ? je lui demande.
Elle hausse les épaules du flagrant délit.
— Vous lui voulez quoi à Roméo ?
— Lui parler.
— Au milieu de la nuit !
— Vous connaissez le vieil adage : il n’y a pas d’heure pour les braves.
— Je peux vous demander qui êtes-vous ?
— Vous le pouvez tout à fait et voici la réponse.
Cérémonie de la carte barrée de tricolore. Le document l’impressionne et l’emplit de redoutances.
— Roméo a fait le con avec sa voiture ?
— Il est costumier de la fête ?
— Quand il a bu de trop, il se prend pour Alain Prose.
— Là, rassurez-vous, son véhicule automobile n’est pas en cause, du moins ne le pensé-je pas. Nous en sommes là quand une clé incertaine se met à fricoter avec la serrure. La porte s’ouvre à la volée et le préparateur basané à lunettes, de la pharmacie d’Agnès, fait une embardée dans son logis. A peine a-t-il rétabli son équilibre qu’il nous constate. Toute son attention est mobilisée par sa patronne.
Il semble morfler une décharge électrique, comme on dit dans les vrais livres. Puis il exécute une drôle de cabriole et bat en retraite. C’est compter sans Mister White. Jéjé, faut pas lui vendre du sirop pectoral en lui faisant croire que c’est de la cantharide. Deux petits gestes de rien. Un du pied pour un tacle appuyé (il a été avant-centre dans l’équipe de foot de Y a bon Banania), un autre du bras pour alpaguer le potard par son veston.
L’ayant agrafé ferme, il le maintient d’une main de fer et va le flanquer dans un fauteuil de rotin à coussin jaune crasseux.
La copine se fout à bieurler, de quoi rameuter encore le père Bonazob. Jérémie la biche par son tee-shirt.
— Toi, ta gueule ! lui articule-t-il à bout portant. File te recoucher ou je te mange !
Elle ne se le tient pas pour un, ni pour deux, ni pour trois, etc. Non, elle se le tient pour dix et va s’accroupir dans un angle de la pièce, de telle sorte qu’on est en prise directe avec sa rose des ventres ; mais on peut toujours regarder ailleurs, y a de la place autour.
Je dois maintenant te dire, Casimir, que la chère Agnès comprend ballpeau à nos agissements. Elle nous a suivis parce qu’on le lui a demandé. Dans l’état de prostration où l’a plongée la mort de sa grande fille, elle ne perçoit plus l’existence qu’en pointillé.
Bibi, tu sais quoi ? Il cueille une chaise qui passait par là, se place dessus à califourchon, comme s’il préparait un numéro de haute école, s’accoude au dossier.
Je mate la fresque bizarre placée devant moi : la fausse Bronson accroupie comme pour une défécation, Agnès accagnardée à la cloison, Spinozza lové dans son fauteuil de bazar et, debout, magnifique, ses dents pareilles à une oriflamme du Saint-Siège : Jéjé, souple, félin, fort, beau et luisant sous les lampes.
— C’est l’heure des histoires étranges, attaqué-je, des histoires à dormir ou à mourir debout. Histoire d’amour, cependant, que celle que je vais vous narrer, public ami. Elle est sanglante à souhait, machiavélique en diable. Ce n’est pas l’histoire de tout le monde, vous allez voir. Tant s’en faut !
« Ça se passe dans une famille du meilleur monde, comme l’on dit. Les Masson. Gens de classe, gens plus qu’aisés. Ils sont quatre : papa, maman et leurs deux grandes filles. Tout baigne. Ce devrait être le bonheur parfait. Eh bien non. La vie est gueuse, mes amis. Le diable qui n’aime pas les existences quiètes veillait. Un jour, Joachim Masson fait une rencontre, celle d’un charmant homosexuel qui le révèle, à lui-même. Cet honnête père de famille, cet industriel arrivé, a sa vie bouleversée par un irrésistible amour que d’aucuns déclarent « contre nature », comme si cela existait ! Contre nature, ça signifie quoi ? Tout ce qui s’accomplit dans nos existences humaines est naturel, mais je ne veux pas vous infliger un cours du soir de philosophie scabreuse. Donc, Joachim s’éprend d’un homme et cet amour devient passion.
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