— Que savez-vous encore ?
Je souris avec ambiguïté :
— Disons que c’est tout, herr Juge.
Il frappe la table de son poing grêle.
— Non, ce n’est pas tout ! Vous êtes au courant du Grand Secret, avouez-le !
Le Grand Secret ! Allons, bon : v’là du nouveau.
Comme quoi, vous le voyez, mes petites écrémeuses, chez San-A., y’a toujours du rebondissement, à croire que ses bouxons sont tirés sur caoutchouc mousse.
Le Grand Secret. Qu’est-ce que je fais ? Je chique à l’informé ou, au contraire, j’avoue mon ignorance.
— Je ne connais rien de ce fameux secret.
— Vous mentez !
Les assesseurs, Mistress Frottfor la première, répètent :
— Il ment !
— S’il est si grand que vous le dites votre secret, mes truffes, comment le connaîtrais-je ?
Le juge fait claquer ses doigts.
— Conduisez-le à la question et instrumentez-le jusqu’à ce qu’il avoue.
J’ai les poils du dos qui se mettent à friser sous ma limouille.
— Sacrés nazis de carton-pâte, si vous me torturez, je finirai peut-être par avouer que je connais votre secret, mais je ne pourrais pas vous dire ce qu’il est puisque je l’ignore.
— Emmenez-le ! tranche le juge, le Tribunal attendra ici !
Il se dresse et hurle un « Heil Hitler » qui aurait dépied-botisé le cher docteur Goebbels. Pauv’ cloche, va !
CHAPITRE XIV
NOUS, VOUS NOUS CONNAISSEZ ?
Sous bonne escorte, je suis entraîné vers un nouvel ascenseur, moins grand et beaucoup plus confortable (si j’ose ainsi m’exprimer, parlant d’un appareil de ce genre) que le monte-charge de naguère.
Descente…
Cet élévator, qui est pour l’instant un dévalator, nous dépose dans un vaste local tout en marbre blanc délicatement veiné de rose. Les murs, le plafond et les tables sont en marbre, idem que le plancher. Un énorme billot grand comme une roue de charrette occupe le centre de ce bizarre endroit. Adossé au billot, un gros type drapé dans un tablier blanc rouge de sang. Avant la frayeur, c’est la curiosité qui me taraude le plus. Franchement, je me demande dans quel circus on m’a entraîné. Et puis je pige. Ces ascenseurs, ces mannequins, là-haut, cette pièce de marbre où l’on accède par de vastes portes vitrées… Bien qu’il fasse noir au-delà des portes, je distingue des pyramides de boîtes de conserves dans la pénombre voisine. Nous sommes dans un grand magasin, les gars, pas d’erreur. Et on vient de m’amener au rayon boucherie, ce qui est effectivement le coinceteau idéal pour bricoler la bidoche des gens.
Le gros louchébem me toise de sa hauteur d’un air glacial. Il a une grosse moustache blonde, des joues plates comme les héros des bandes dessinées, et le cheveu plaqué. Il promène savamment un fusil à aiguiser [27] Pléonasme ! Un fusil étant un objet qui sert à aiguiser, mais faut bien que je tienne compte de votre ignardise, pas vrai ?
sur un énorme tranchoir à peine moins grand que le canif de feu M’sieur Deibler.
Le nazi qui dirige notre escouade me désigne au boucher.
— Tu as raison d’affûter ton instrument, lui dit-il, ce n’est pas encore fini.
— Je vois, répond le découpeur de viandasse.
Il fait miroiter son couperet dans une lumière de néon, comme une coquette sa glace à manche.
— Il doit absolument parler, déclare mon émule d’Himmler.
— Je vois, répète le boucher en me palpant de ses doigts courts et roses.
Moi, vous me connaissez, les aminches ? Je ne manque pas de courage. Disons même que sur ce chapitre je figure nettement au-dessus de la moyenne. Mais de me sentir tâter par cet horrible dépeceur me flanque des frissons d’au moins deux cent quarante volts dans l’armoire pépinière (comme dit le cher Bérurier).
— Qu’est-ce qu’il doit dire ? demande le gars Tranchelard.
— Le Grand Secret ! répond mon convoyeur.
— Je vois, triptyque le Sanglant.
Il se dirige vers le fond de la pièce. Des portes de marbre se fondent dans la paroi, tellement symétriques que je les avais prises pour des panneaux décoratifs. Il en ouvre une. De la lumière et une bouffée de froid répondent à son geste.
— Traînez-le un peu par ici, les gars !
On me coltine. Je sais déjà qu’il s’agit d’une chambre froide. À la dure clarté d’un énorme plafonnier, je distingue des quartiers de bœuf suspendus à de gros crochets. Ils sont parfaitement alignés et même décorés de fleurettes en papier.
— Voilà ce qui vous attend, mon bonhomme ! déclare le boucher.
Ce ne sont pas les quartiers de bœuf qu’il me montre, mais deux grandes corbeilles d’osier sur le carreau de la chambre froide. Le contenu de ces corbeilles fait en effet plus bœuf que les grosses papattes de vieux veaux suspendus dans la glacière. La première contient le tronc d’un homme. La seconde ses membres proprement tronçonnés. La tête du supplicié couronne l’horrible pyramide. Exsangue, convulsée, révulsée, dévastée par la douleur ; je reconnais la physionomie du malheureux Hébull-Degohom.
— J’ai commencé par les deux pieds, explique le bourreau.
Ensuite les mains, les avant-bras, etc… Tout ça va passer à la moulinette et partir à l’aube pour une pisciculture. Demain, je sais des truites qui vont se régaler.
« Bon, ajoute-t-il en empoignant la poignée de la porte, c’est bien vu, pas de question, on peut se mettre au travail.
Pauvre Félicie, va ! Avoir enfanté un garçon aussi beau et intelligent pour en engraisser des truites britiches, franchement, c’est pas de pot ! Terminer en fiente de poisson, vous parlez d’une sépulture ! J’en ai l’estomac qui se retourne comme une chaussette hâtivement ôtée. Des cloches me carillonnent un vilain glas aux oreilles. La fade odeur de viande morte achève de me chavirer. Je mollis des cannes. L’horreur absolue. Ce ramassis de fous sanguinaires, déphasés par de sottes convictions politiques ! L’immensité de ce grand magasin… La vision monstrueuse du sort qui m’attend. Oh, pardon, M’man, au secours ! Tire-moi de cet enfer… Pouce ! Je ne joue plus.
— Allongez-le sur mon billot ! ordonne l’homme au couperet, d’une voix justement tranchante.
Je fais un effort surhumain pour me ressaisir, ne pas couler dans le sirop. Rester un homme coûte que coûte, jusqu’au bout.
Un homme !
Je murmure !
— Vous n’allez pas faire ça ! nous sommes tous des hommes, quoi !
On dirait qu’ils ignorent la signification de ce mot, les sacrificateurs. Ils ont abdiqué toute notion de pitié.
Me voici couché sur l’énorme pièce de bois chargée d’une senteur doucereuse, mais dont mon nez reconnaît la putridité.
— Tu ne vas pas tourner de l’œil, dis, espèce de Français communiste ! ricane le chef d’escouade.
Il ajoute avec un brin de fierté.
— Le traître Hébull-Degohom ne s’est évanoui qu’après l’ablation de trois membres, lui. Il faut dire qu’il a tout de même été formé à notre vaillante école national-socialiste…
Le louchébem caresse d’un pouce amoureux le fil de son monumental tranchoir.
— Je commence ? s’impatiente-t-il.
— À moins qu’il ne parle tout de suite ! fait le chef gestapiste. Tu parles ?
— Mais bonté divine, je ne peux rien vous dire puisque je ne le connais pas, votre secret, polichinelle !
— En ce cas, vous pouvez y aller, compagnon, déclare le gars au boucher.
Le Samson nazi arrache mes chaussures, puis mes chaussettes et retrousse le bas de mon futal.
— Attention aux éclaboussures ! dit-il à ses petits copains.
Tous s’écartent du billot.
Il me cramponne un paturon. Je garde les yeux ouverts. Que fait-on en pareil cas ? On chante la Marseillaise ou on récite une prière à sa fin utile ? On crie bien fort Maman ? On pense à l’ami Jésus sur sa rampe de lancement ? Ben, affranchissez-moi, quoi, les gars !
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