San-Antonio
Un éléphant, ça trompe
CHAPITRES PREMIER
QUI N’À L’AIR DE RIEN MAIS VOUS NE PERDEZ RIEN POUR ATTENDRE !
Il fait un temps à mettre les tapis et les contractuels dehors. Un temps à se barrer à la cambrousse, toutes affaires cessantes, manière d’aller se traîner le dargiflard sur les belles fourmilières affairées de Meudon ou de Fontainebleau. Un temps propice aux slips à fleurs (moins voyants lorsqu’on les dépose dans l’herbe tendre des prairies). Mes temporains ont le sourire et leur cœur joue de l’accordéon. Marrant comme ces jours-là Paris se met à ressembler à Robinson !
C’est ce dont à quoi je réfléchis au volant de ma chignole décapotable toute neuve. Elle renifle le cuir frais-cousu et son compteur kilométrique a encore des émois de puceau.
Je glisse mollement le long des trottoirs où les magasins débordent. Dès qu’il fait beau et rassurant, Paname se met à dégouliner de ses maisons comme un Brie trop à point. Les terrasses des troquets, les étalages de primeurs, les voitures d’enfants, les vélos, les chiens podagres, les chats coupés, les vieillards fanés, les plantes vertes parcheminées se répandent à qui mieux mieux, à qui vieux vieux, devant les immeubles pleins de malodorantes touffeurs.
Ils larguent tous leurs alvéoles ombreux où continuent de grommeler des radios, pour s’exposer au soleil calmé de cette fin de journée.
— Pssst ! San-A. ! meugle une voix plus grasse que le court-bouillon d’une poularde demi-deuil.
Je taquine mes patins pour bigler les horizons. Une masse verdâtre s’agite au centre d’une terrasse. Je reconnais le Valeureux. Béru est là, dressé, qui sémaphore des brandillons dans ma direction. Je range ma tire avec d’autant plus de facilité que je me trouve dans une rue où tout stationnement est vigoureusement interdit, et d’une allure nonchalante, m’approche de la table béruréenne.
Le Mastar s’y hydrate en compagnie d’un grand semi-vieillard à tête de casse-noisettes suisse. Le personnage en question est vêtu de noir, de façon archaïque. Il porte une chemise blanche avec col de celluloïd, une cravate grise dans laquelle est plantée une épingle d’or dont la tête représente une patte d’aigle tenant une perle dans ses serres. Son revers s’égaie d’une solide collection de décorations incertaines dont le nombre seul impressionne. Il est brique de visage, ridé fin, et blanc de poils. Il a l’œil soucieux d’un homme accablé par des responsabilités variées. La mise du Gravos est plus conforme à la température du jour, puisque mon collaborateur est vêtu d’un pantalon gris-sale sale dont le haut de la braguette a éclaté et d’une chemise vert-pomme à manche courtes sur laquelle ses bretelles en tapisserie rouge flamboient comme des rampes de néon.
Alexandre-Benoît me désigne son compagnon d’une bourrade qui décroche le dentier de l’intéressé.
— Je te présente Évariste Plantin, un cousin de ma Berthe dont à propos duquel je dois te dire qu’il a été nommé surgelé-tuteur de Marie-Marie [1] Cf. : Viva Bertaga, ouvrage dans lequel nous avons vu Béru adopter une petite nièce orpheline dont le moins qu’on en puisse dire est qu’elle est mutine, et le pire qu’elle est phénoménalement culottée.
.
— Subrogé-tuteur ! rectifie doctement le casse-noisettes suisse.
Bérurier sourcille.
— Écoute, Variste, ronchonne le Délectable, c’est pas parce que tu viens faire un viron dans la capitale qu’y faut te croire obligé de t’extravaguer le vocabulaire.
Il ajoute en lui vrillant la poitrine d’un index gros comme une banane.
— Parce qu’à ce petit jeu, tu perdras fatalement avec mon chef, le commissaire San-Antonio que voilà ! Question de blabla il est pire qu’un commissaire-repriseur !
À tout hasard je presse la louche du cousin Évariste.
— Tu écluseras bien un petit coup de rouquinos avec nous ? propose le Dodu.
Comment refuser ?
Je prends place à la terrasse ombragée où des mouches picolent des gouttes de sirop sur les tables poisseuses, et la converse s’engage. Ce qu’il y a sans doute de plus tartant chez les bonshommes, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’avoir quelque chose à se dire pour parler. Ils attaquent par n’importe quoi. Un simple mot leur suffit à ouvrir les vannes :
— Alors ?
— Ben tu vois…
— Ça va ?
— J’ai pas à me plaindre…
— Y’en fait une tiède, hein ?
— Tu parles, mon thermomètre indiquait trente-cinq à l’ombre sur les choses de midi !
— C’est pour bientôt, les vacances ?
— La semaine prochaine…
— Vous allez où, c’t’année ?
Et c’est parti !
À la question ci-dessus posée au Gravos, celui-ci hausse les épaules…
— Hopppfff, répond-il, tu sais, on s’éloignera pas si tellement de Paris, moi et Berthe, vu que notre pauvre Alfred met du temps à se requinquer, le pauvre biquet [2] Toujours Cf. : Viva Bertaga.
!
Il louche sur le cousin Évariste et murmure :
— Le plus simple, ça serait p’t’être ben d’aller passer une quinzaine chez Évariste avec Marie-Marie, étant donné qu’il est l’insurgé-tuteur de la gamine, faut bien qu’il l’aye un peu à lui de temps à autre, pas vrai, Variste ?
— Subrogé-tuteur ! répond seulement l’autre, lequel paraît manquer d’enthousiasme en ce qui concerne le projet vacancier du Gros.
Nullement découragé, Alexandre-Benoît repart.
— Notre cousin Variste est maire de sa glomération. Un patelin tout ce qu’il y a de sympa dans les Yvelines qui s’appelle Embourbe-le-Petit. Il est sur le guide Michelin, y a un château fait en dalles, une rivière à truites et des élevages de poules. Variste est le plus gros éleveur de la région, pas vrai, cousin ?
— Mmoui ! maussade l’interpellé.
— Sa ferme modèle, c’est un petit palace, balance l’Hénorme. Avec plein de chambres d’amis. Je crois que si ça dérange pas trop Variste, on y restera trois semaines.
Comme le silence du maire est de plus en plus hostile, Béru s’empresse d’ajouter.
— Turellement, on se pointera pas les mains vides, Variste ! Nous, tu nous connais : on a des usages. Une livre de caoua pour ta mégère, des bonbons aux gosses et pour tézigue une bonne boutanche de derrière les fagots. Sans compter que les dimanches on se chargera de la pâtisserie. S’agit pas de passer un mois chez quéqu’un sans participer aux frais du ménage ; même si ce quéqu’un est l’insubordonné-tuteur de not’ pupille !
— Subrogé-tuteur ! riposte aigrement l’imperturbable casse-noisettes suisse. J’sais pas si ça va être possible de vous recevoir ce mois-ci, Alexandre, vu qu’on a les festivités du pays et qu’on célèbre à cette occasion le jumelage d’Embourbe-le-Petit avec la commune de Swell-the-Children en Angleterre. J’héberge le lord-maire et sa femme, le capitaine de la garde écossaise, le révérend pasteur et ses seize enfants, si bien qu’on n’aura pas un seul lit disponible !
Il en faut bien plus pour dissuader Béru !
— Te casse pas la nénette, Variste, on mettra des paillasses dans vot’ chambre, à la guerre comme à la guerre ! Et justement, tu seras bien content d’avoir sous la main un interprète pour discutailler le bout de gras avec tes rosbifs !
— Un interprète ? s’étonne le maire-cousin-casse-noisettes-suisse ; quel interprète ?
— Moi ! rétorque l’impudent.
— Tu parles anglais ? incrédulise l’éleveur de poulagas.
Bérurier fronce ses brosses à dents et me prend à témoin :
— San-A. ! Je cause anglais ou je cause pas ?
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