On me porte toujours… Les mannequins me regardent passer sans compassion. Enfin on me dépose rudement sur un heureusement moelleux tapis [26] Voilà que j’adopte la forme anglaise pour jacter françois !
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La lame d’un ya scintille, me fulgure des éclaboussures de loupiote dans les carreaux. On cisaille mes liens de la partie inférieure. Je ne suis plus sauciflardé que du haut. On me relève. Je perds l’horizontalité et cette brusque basculade me flanque mal au cœur ! Me voici assis dans un fauteuil, face à une très grande table en fer à cheval. Des sièges font face à des sous-mains de maroquin vert. Personne ne les occupe pour l’instant. La salle où l’on vient de me trimbaler est froide et dépouillée. C’est le genre de local sans âme servant pour des conseils d’administration. Sur le mur du fond, unique décoration : un grand portrait à l’huile représente un vieux rosbif à favoris gonflés et regard impénétrable.
Autour de moi, les gars continuent de s’affairer silencieusement. Une vraie petite ruche, mes drôles. Ils se livrent à des besognes surprenantes, ces messieurs ; avec des gestes précis d’officiants. Au reste, j’ai confusément l’impression d’assister aux prémices d’un culte.
Pour vous situer leurs faits et gestes, laissez-moi vous dire que l’un deux fait pivoter le plateau de la grande table, il démasque ainsi des drapeaux roulés comme des pébroques. V’là qu’il en empare deux et qu’il se met à les développer. Je n’en crois pas mes yeux. Je vous parie un boisseau de puces contre les lions de la ménagerie de Buckingham Palace que vous ne devinerez pas de quelle nationalité ils sont, ces drapeaux. C’est pourquoi je vais pendant un moment encore m’abstenir de vous le révéler. Faut vous laisser mariner dans les supposes, mes atrophiés de la coiffe, sinon à force de vous en remettre à San-A. et d’attendre qu’ils vous lardonne les alouettes, vos méninges décadents vont se scléroser. Notez que, pour la plupart, vous allez aller voir plus loin si j’y suis, arnaqueurs comme je vous connais. Fripons et consorts, resquilleurs congénitaux. Toujours prêts à doubler à droite, à carrer un bouton de bénard dans le plat d’offrande ! Mesquins systématiques ! Cartésiens à faire vomir un rat d’égout ! Surtout ça que je peux pas blairer chez les certains-d’entre-vous : le cartésianisme. Cette bon dieu de marotte de vous accrocher à des raisons de charcutier, de refouler la fantaisie avec horreur et putréfaction. Ce qu’ils peuvent me faire tarter, ces rationnés du rationnel !
Donc, je vous passe sous silence la nationalité des drapeaux. Toujours est-il que le préposé va les planter de chaque côté de la porte du fond.
Pendant ce temps, un autre mec décroche le portrait à l’huile de lord Bigbitt. Il le retourne. Nouveau haudecorps du Santonio ! De l’autre côté du tableau en est un autre, qui représente… Et merde : je vous le dirai pas non plus.
Les bonshommes en uniforme se placent sur deux rangs ; de part et d’autres de la table. Le visage tourné vers la porte, ils attendent. Pas croyable de vivre des moments semblables ! Y’a qu’à moi que ça arrive des aventures pareilles !
Un roulement de tambour. La porte s’ouvre. Une voix annonce :
— Le tribunal !
Vous mordez bien ? Le tri-bu-nal !
Et qui qui se pointe ? Alors là je vais vous le bonnir tout chaud : cinq gus ayant à leur tête le juge Stance Assofy. En v’là un qui fait du rabe d’audience, non ? Maâme veuve Frottfor compte également au nombre des assesseurs. Je ne connais pas les trois autres. Les cinq personnages (en quête de hauteur) portent des uniformes semblables à ceux de mes sbires, ils s’alignent devant le portrait, tendent le bras dans sa direction et, d’une seule voix, s’écrient :
— Heil Hitler !
— Heil Hitler ! répète l’assemblée.
Oui, mes amours : c’est le portrait d’Adolf Hitler qui préside cette ahurissante réunion et les deux drapeaux que je vous disais sont frappés de la croix gammée.
Je suis en plein dans une section du parti néo-national-socialiste britannique. Moi, quand depuis Paname, je ligotais ses exploits, je croyais à un délire journalingue. Je me disais qu’il s’agissait d’une poignée de dingues chicant les nazis pour s’amuser, mais que ça n’engageait à rien, leur mascarade. Eh ben maintenant je chocotte en découvrant à quel point elle est organisée, cette organisation. Combien elle est forte et déterminée.
Les mecs de l’aréopage se sont assis. Dans son uniforme brun, la vieille chouette ressemble à une cheftaine de camp de la mort ; quant au juge, il paraît creux comme un discours de conseiller d’arrondissement. Il joint ses pattes tavelées de roux sur le cuir du sous-main.
— Nous vous tenons enfin, commissaire San-Antonio ! déclare-t-il.
— Tiens, fais-je, vous ne contestez plus mon identité ?
Il semble ne pas entendre.
— Vous êtes ici pour répondre de deux meurtres : celui de nos regrettés compagnons Rot Harryclube et Black Handwith que vous avez défenestrés l’un et l’autre ce jour d’hui.
— On ne parle plus du lord-maire ?
Mes interventions ne le troublent guère.
— Avant de prononcer sa sentence, le tribunal veut vous entendre à propos de notre organisation, commissaire San-Antonio.
— C’est-à-dire ?
— Que savez-vous d’elle ?
Je réalise leur inquiétude. Ces bougres de siphonnés se demandent si la police de chez nous a des tuyaux sur leur foutue confrérie. Je prends illico la décision de leur déboulonner le moral. Faut que je les panique à mort, ces tordus. Que j’invente ce que j’ignore, que j’aille à bloc dans la menterie. Ils ont semé le vent, ils récolteront la tempête, comme disait si justement un cultivateur de haricots.
— Je sais, ou plus exactement, nous savons pas mal de choses, mein Juge !
— Qu’entendez-vous par « nous » ?
— Mes chefs et moi.
— Le tribunal vous écoute !
Plonge, San-A. ! Plonge, mon gamin ! C’est à toi de jouer. On te présente le crachoir, glaviote abondamment.
— Les services secrets, et probablement, à cette heure, les services secrets britanniques, connaissent l’existence de votre association et son but qui est d’étendre la cessation des naissances dans certains pays désignés par vous.
Je les défrime, essayant de lire l’effet de mon bla-bla sur leurs bouilles patibulaires.
— Vous avez entrepris à notre connaissance, une double expérience : en France et en Angleterre. Celle-ci s’est avérée concluante. Malheureusement elle vous a contraint à vous « séparer » de certains trublions. Exemple, à Embourbe-le-Petit, ou votre correspondant (si j’ose employer ce terme) a essayé de vous faire chanter. Je veux parler du dénommé Moïse Assombersaut. Vous avez dû en outre supprimer la dame Prémolère qui en savait trop. Nous pensons, poursuis-je avec autorité, bien que je ne sois pas plus sûr de mon raisonnement qu’un Croisé ayant oublié la clé de la ceinture de chasteté de sa femme n’était sûr de la fidélité de cette dernière (ouf ! une phrase pareille sans escale, c’est téméraire). Nous pensons, reprends-je, qu’Assombersaut a commencé d’exercer son chantage en faisant des allusions au pauvre lord-maire devant madame, et c’est cette vieille chouette déplumée qui a donné l’ordre d’effacer votre complice français.
— Pesez vos termes ! dit sèchement le juge.
Mais je pige dans sa prunelle d’hépatique la justesse de mes suppositions.
— Ensuite ? presse le ci-devant perruqué.
— Votre lord-maire, à la suite d’incidents que j’ignore, a appris la vérité. Bien que sa mégère soit un membre éminent de votre parti à la gomme, cet homme intègre n’en décida pas moins de faire éclater la vérité ; alors Harryclube l’a tué.
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