— Voir quoi ?
— Ce que seront vos questions… Mais auparavant, j’aimerais respirer un peu car vous m’avez sérieusement malmené et je serais navré de devoir m’évanouir à nouveau.
— Facile !
Je vais à reculons jusqu’à la fenêtre que j’ouvre.
— Rien de plus vivifiant que la nuit d’été anglaise, n’est-ce pas ?
Il opine en respirant à pleins poumons. Il semble assez mal en point.
— Merci, sir. Vous êtes un frère pour moi, ironise-t-il.
Et alors il me place son coup de Jarnac. C’est à ce point fulgurant que je n’ai pas eu le temps d’intervenir.
M’étonnerait pas qu’il ait suivi des cours de guérilla par correspondance, ce ouistiti. Quelle cabriole, madoué ! C’est lui qui me parlait de cirque il y a un instant ? Il a dû servir de partenaire aux Cléran’s, Harryclube !
En un éclair, il m’a virgulé ma chaise dans la frite et s’est précipité sur la window. Il en était pourtant éloigné de deux bons mètres, de cette fenêtre ; pourtant un seul bond lui a permis de l’atteindre. Le voici qui l’enjambe aussi sec. Je pense que la maison est basse et que ce saut depuis le premier étage ne représente pas une grande performance pour un gars jouissant de ses qualités athlétiques. Je devrais tirer. Je m’en abstiens. Toujours ces scrupules insensés ! Et puis, en véritable esthète de l’art, j’ai été pratiquement paralysé par la beauté de l’exploit.
Donc, Rot Harryclube a franchi la fenêtre. Las, il s’agit d’une fenêtre à guillotine. En prenant appui pour sauter, il a malencontreusement déclenché le système de fermeture, tant et si bien que le cadre vitré lui retombe sur le jarret. Ce choc le déséquilibre. Je l’entends qui pousse un cri. Et puis je perçois un floc sourd. Mon petit doigt me chuchote que, s’il s’est bien expédié, il s’est mal reçu, l’ami Rot.
Je relève la fenêtre et, fectivement, je vois le gus étalé en croix, face à la terre nourricière.
Quatre à quatre je redégringole l’escadrin.
Marie-Marie et la grosse vachasse sont déjà sur le seuil.
— On a entendu comme un tremb’ment d’terre, me dit la gamine.
Stupeur ! Les phares de l’automobile de Rot Harryclube stoppée face à la maison s’éclairent en grand, nous inondant d’une lumière blanche, aveuglante. Un piège ! Ce salaud de journaleux n’est pas venu seul, il a amené des renforts. Je fonce hors de la zone illuminée et, ne me retourne que parvenu dans l’ombre du hangar.
À ma grande surprise, non : à mon vif étonnement, je ne voix sortir de la chignole qu’une ravissante jeune fille blonde. Elle court à la forme inanimée en appelant d’une voix angoissée :
— Rot ! Rot !
Du coup je rengaine mon feu et m’avance vers le groupe.
La fille blonde est jeune, une dix-neuvaine d’années environ, plutôt petite, coulée au moule, comme on dit dans les livres plus littéraires que les miens. Elle porte un chemisier vert et un pantalon de toile noire.
— Mon Dieu, Rot, Rot ! répondez-moi ! implore-t-elle.
Seulement on a beau lui parler gentiment, vous savez, mes amis, qu’un mort ne répond jamais. Or, mort, il l’est à vous dégoûter de la vie, le cascadeur d’élite.
Il s’est péter la tronche contre la bordure du seuil et sa cervelle lui dégouline par les oreilles.
— Laissez, miss, dis-je, je crains que nous ne puissions plus faire grand-chose pour lui.
Elle lève sur moi un regard égaré.
— Voulez-vous dire que… qu’il…
— Hélas, tout est fini.
Le regard de Harryclube est grand ouvert sur des visions supraterrestres. Sa fixité incommode.
— Qui êtes-vous ? demandé-je à la jeune fille en la forçant de se relever.
— Molly Rex, bredouille-t-elle sans quitter le cadavre des yeux.
— Sa fiancée ? demandé-je doucement.
— Non : sa secrétaire. Je… je travaille avec lui à l’« Happy birthday to you ».
Voilà qui me rassérène quelque peu.
— Que s’est-il passé ? demande la petite Molly, je somnolais dans l’auto en attendant Rot, et puis il y a eu ce bruit affreux…
— C’est lui qui vous a demandé de l’accompagner ?
— Nous partions pour Londres lorsqu’il a reçu un coup de téléphone d’Honnissoy lui demandant de passer chez elle… Que lui vouliez-vous ? demande-t-elle à la conquête du Gros.
— Beuh, eh bien, c’est-à-dire, vachise la baleine…
J’interviens.
— Miss Rex, il faut que nous ayons une petite conversation d’ordre privé, vous et moi.
À ce moment seulement, elle semble réellement prendre conscience de ma personne. La voilà qui me mate fixement. Ses lèvres se mettent à frémir, elle esquisse un pas de recul.
— Seigneur, vous êtes…
— Yes, miss, je suis.
— L’assassin du lord-maire ?
— Je n’ai pas tué votre foutu maire, et je me suis évadé de prison uniquement pour en faire la preuve.
Mais tu parles qu’elle me croit. Avouez aussi que les circonstances nouvelles n’arrangent pas mes bidons. Je suis un fugitif, j’ai fait venir Harryclube ici et le voici mort à nos pieds… Pour arriver à convaincre cette nana de mon innocence, il faudrait la gaver de L.S.D. préalablement, ou m’assurer le concours de Notre-Dame de Lourdes.
— Vous l’avez tué ! Vous l’avez tué ! bafouille la pauvrette.
Une silhouette bondit. C’est Marie-Marie. Ses deux tresses ressemblent à des rênes tenues lâches.
— Qu’est-ce qu’elle cause, cette sucrée ! Je comprends pas l’angliche, mais je sens qu’é t’accuse, c’est vrai ou non ?
Elle saisit miss Rex par le bras et la secoue.
— San-Tonio est innocent ! glapit la pupille de l’Hénorme. J’en ai marre qu’on l’accuse toujours.
La charge de cette petite fille déconcerte la secrétaire du défunt.
— Que veut-elle ? ne peut-elle s’empêcher de demander.
Vous dire si la scène est mélimélo-dramatique ! Ajoutez, pour couronner le tout, qu’Honnissoy a pris le parti de sangloter et qu’à l’intérieur de la crèche Sam Gratt chante à tue-tête l’air des « Trois matelassiers du Bengale » dont voici la traduction libre (très libre même) du refrain :
« Les petites filles qui vont au mess.
« Se mettent se mettent leurs cousins sur les genoux.
« Elles feraient mieux de se les mettre… etc. etc.
— Laisse-nous, Marie-Marie !
— Mais…
— Je suis assez grand garçon pour me défendre tout seul.
Miss Tresses se campe devant moi, les poings aux hanches.
— Je te vois radiner avec tes grands sabots, San-Tonio, comme elle est jolie, tu vas lui faire ton numéro de charme, hein !
— Oh, dis, moule-moi, c’est pas le moment de me faire une scène de jalousie !
— Goujat !
Elle rentre dans la crèche en enjambant le corps. Moi, vous me connaissez : plus une situation est confuse, plus j’ai tendance à la clarifier. Et plus elle est dramatique, plus votre cher San-A. est à la hauteur. Quand il se chatouille les méninges, il devient vite génial, San-A. J’embrasse la scène. Et dans une fabuleuse clarté mentale je délimite la marche à suivre, le parti à prendre, la conduite à adopter, les gestes à accomplir, les paroles à dire.
Puisque la môme jetonne devant moi, au lieu de la rassurer, profitons de sa trouille pour lui tirer les vers du naze, vu, mes loutes ?
Décidons de ne pas la considérer comme un pépin, mais comme une planche de salut.
— Vous savez conduire, miss Molly ?
Elle possède un certain sang-froid car elle récupère déjà. Elle hésite à répondre à ma question, cherchant à évaluer les conséquences de ce qu’elle va dire. Donc, si elle hésite, c’est qu’elle sait conduire, sinon elle aurait spontanément répondu par la négative.
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