— Qu’est-ce qui se tient ? grommèle le Lardé en rajustant la patte de sa bretelle à l’aide d’une épingle dite de sûreté (particulièrement indiquée pour soutenir un pantalon de flic).
Le sais-je vraiment, ce qui se tient ? Ou ne fais-je que le subodorer ? Moi, vous me connaissez ? Il m’arrive fréquemment de flairer les choses, de supposer leur agencement bien avant de comprendre à quoi il rime. Le mieux, pour que j’y voie clair, est d’expliquer au Dévoué ce que je n’ai pas encore bien saisi. Ainsi se constituent des vérités, mes fils. Car, la réalité, c’est souvent un rêve qu’on force à atterrir.
— Il y a dans ce bled une organisation dont les activités m’échappent. Elle a établi une filiale en France. Nous pouvons dire d’ores et déjà que, côté français, Moïse Assombersaut et sa dentiste en faisaient partie. Côté Britanoches, on peut inscrire sur nos tablettes la Veuve Frottfor, son valet de chambre, le dénommé Hébull-Degohom tueur de son état, le Juge, ainsi que le journaliste de l’auberge de La Licorne d’Abondance et de la Livre dévaluée.
— Pourquoi lui ? s’étonne le Copieux.
— Parce que, mon Biquet, c’est ce brave garçon qui a affranchi l’organisation à propos de notre débarquement. Nous nous sommes pointés à Swell-the-Children à l’instant précis où l’on venait de décider l’assassinat du lord-maire. Ces tristes « sirs » ont projeté de me neutraliser tout en me faisant porter le bitos, tu piges ?
Sa Rondeur évasive du chef.
— J’te dis pas ; mais c’est quand même osé de choisir un commissaire principal comme pigeon.
— Au moment du meurtre ils ignoraient mon job ; souviens-toi ! j’avais dit au zig de l’hôtel que j’étais journaliste à la feuille locale d’Embourbe-le-Petit.
— Exaquete ! approuve le Touffu-de-la-Coiffe.
— Ils ont dû avoir les jetons en découvrant ma véritable fonction par la suite. Mais il était trop tard ! il ne leur restait plus qu’à jouer le jeu jusqu’au bout en attendant de pouvoir m’effacer, chose qui devait s’opérer aujourd’hui. Tu me files toujours le dur ?
— Yes, sœur.
— Tu peux être certain que si leurs matuches me repiquent, ils ne me feront pas de cadeau : ce sera le défouraillage à bout portant car ils rêvent de me voir allongé sur le carreau de la morgue.
— C’est pas encore tout de suite, rassure le Terre-neuvas de la rousse ; faudrait qu’ils m’assaisonnassent préalablement.
Je lui donne une tape affectueuse sur la bajoue.
— Tu sais que ça doit remuer dans le secteur et que tu es d’ores et déjà suspecté de complicité. On découvrira que tu as loué une chignole et des gens l’auront vue se diriger par ici, car il y a toujours des dégourdis pour apercevoir ce qui devrait passer inaperçu.
Le Mastar s’octroie trente et une secondes de gamberge.
— J’ai prévu une planque pour toi dans la maison, déclare-t-il. Et une fameuse !
— Je t’écoute.
— Dans le plumard à Mémère. Elle glatouille tellement qu’elle sera bien incapable de te dénoncer.
Je mate la momie et un long frisson me parcourt l’échine à la perspective de partager, fût-ce pour mon salut, le pageot de cette honorable personne.
— Un peu fragile, ta cachette. Et puis tu oublie mon clodo. Il ne faut pas qu’on le repique non plus. Or on ne peut se mettre à bivouaquer à plusieurs sous l’édredon de Madame…
— Alors ? fait Glandouillard.
— Bouge pas, je me paie un bol de réflexions…
— Moi, je sais, déclare Marie-Marie qui, par extraordinaire, s’est fait oublier jusqu’à présent.
— Cause toujours, soupire le Gros.
— Je sais, répète-t-elle avec un sourire extatique.
Tonton Bérurier se fâche :
— Ben, dégoise, quoi, au lieu de nous émotionner les trompes d’Eustache.
— Oh, dis, parle-moi pas sur ce ton, m’n’onc’, s’emporte la môme. T’as intérêt à la mettre en veilleuse si tu veux pas que je raconte certaines choses à tatan Berthe quand c’est qu’on rentrera à tome.
Faut admirer le blêmissage du Gros. Il a la trogne zébrée de blanc et de jaune, comme un citron mal pelé.
— T’y raconterais quoi, hé, Pimbêche ?
— Comment t’est-ce tu comportes avec les dames sitôt qu’elle a tourné le dos.
— Et comment je comporte, miss Peau-d’hareng ?
— Oh, dis, faut que j’te rafraîchis la mémoire, tonton ? La cousine Plantin, ça te rappelle rien ? Et l’horrible grosse vache d’ici dont à laquelle tu fais pousser des clameurs que j’en ai du mal à m’endormir. J’suis sûre que ça l’intéresserait, tant’ Berthe, ce mic-mac.
Le Bouffi en grelotte de rage. Il lève une main plus épaisse qu’une porte de réfrigérateur sur sa nièce.
— Tu ferais ça, dis, punaise !
Elle ne cille pas et le brave avec le sourire funeste des délateurs.
— Touche-moi seulement et tu verras bien, m’n’onc’.
Vaincu, Tonton Béru donne libre cours à son impuissance.
— Le jour que j’ai recueilli c’te mauviette, j’eusse mieux fait de m’engager dans les troupes Vieille-Cong, déclare-t-il. Peau de sauss était sa grand-mère, peau de sauss elle est aussi.
Je me permets d’interrompre cette scène familiale.
— Allons, Marie-Marie, raconte-nous ton idée. Il a raison, ton tonton : on n’est pas ici pour jouer aux devinettes.
Elle devient grave, balance un instant et déclare en s’approchant de moi.
— Je te le dis rien qu’à toi, à l’oreille, ce gros sac à nouilles a pas besoin de savoir.
Elle me chuchote le texte ci-dessous :
— Y a qu’une route pour viendre ici. Donc on n’a qu’à faire le pet. Sitôt qu’on apercevra du vilain, toi et le vieux crado, vous vous mettez une peau de mouton sur le dos, y’en a plein dans la remise. Même que vous pourriez tout de suite vous en attacher une pour être paré. Si les roycos se pointent, vous foncez dans le petit enclos de derrière, là où ce que se trouve le troupeau. Je te parie de calcif à m’n’onc’ qu’une fois à quatre pattes au milieu des brebis c’est tintin pour vous voir.
— Quelle connerie et raconte ? s’inquiète le pauvre tuteur.
— C’est pas une connerie, Gros. Tu sais qu’elle a du chou, ta nièce ?
Le Majestueux pousse un sourire qui enrhume la centenaire.
— Mam’zelle Lagrinche, déclare-t-il, ce qui lui manque, c’est pas l’intelligence, mais le savoir-vivre. Elle respecte rien. À force d’être si nique, la jeunesse commence à donner de la bande, San-A. Les mouflets voudront une pension avant d’avoir commencé à bosser.
— Montre un peu tes peaux de mouton, Marie-Marie.
Dans la brumasse du soir qui tombe, les feux de plusieurs voitures ballottent sur le sentier orniéreux.
— Acré ! lance Béru, dont c’est le tour de quart (à ne pas confondre avec le quart de tour !).
Je secoue Sam Gratt qui somnole sur une chaise devant un verre de bière vide.
— Grouillez-vous, Pépère, v’là les archers de la reine !
— Que Dieu la protège ! déclare solennellement le pochard.
— Et nous avec, par la même occasion, amen ! terminé-je.
Suivant les conseils de Marie-Marie, nous nous sommes collés l’un et l’autre une peau de mouton sur le dos, les pattes étant fixées à chacun de nos membres. La gosse nous drive vers l’enclos où une vingtaine de bêtes bêlent mornement à la nuit. Elles se précipitent sur nous, espérant qu’on leur apporte de la tortore. Rapidos on se met à quatre pattes, le Vieux et moi.
Comprenant que nous leur avons donné un faux espoir, les moutons retombent dans leur torpeur chevrotante. Ils nous acceptent sans difficulté. Reste plus qu’à attendre la suite des événements, mon colonel. Des éclats de voix me parviennent, ponctués de claquement de portes. Au bout d’un quart d’heure, des torches électriques sortent de la maison et commencent à zigzaguer dans les pourtours. L’une d’elle se dirige vers nous. Son faisceau se promène sur le troupeau. Il va, vient, s’éloigne pour plonger à nouveau dans notre direction. Un instant je crois qu’on nous a repérés car la lumière reste fixée sur nous. Et puis elle nous abandonne définitivement. Le moutonnement des moutons nous a sans doute sauvé la mise.
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