Tel est le personnage duquel j’espère aide et assistance.
Lorsqu’il m’a déballé ses misères, il allume sa pipe et me demande des éclaircissements à propos de « mon » meurtre. Il a vu Béru, mais les explications du Gros lui ont semblé par trop filandreuses. Alors je lui retrace toute l’histoire, en commençant par le double assassinat d’Embourbe-le-Petit et sans omettre la troublante affaire de dénatalité. À ma grande désillusion, je m’aperçois au bout de cinq minutes qu’il est d’abord incrédule, puis distrait. Je monte le ton pour mobiliser son intérêt peine perdue, Dorénavan m’écoute d’une oreille incertaine. M’est avis qu’il a eu raison de demander sa démission, le veuf. Si le Yard n’a plus que des limiers comme lui pour dénouer les affaires criminelles, chaque citoyen de la Grande Albion pourra se chouraver son train postal en toute quiétude. Il me laisse aller en tirant sur sa pipe. Je ponctue mon récit de « Vous me suivez ? » de plus en plus angoissés auxquels il répond par des « humpff humpff » de plus en plus évasifs. Il est devenu froid comme un nez de chien bien portant, ce locdu ! Rien de plus désastreux que de se trouver en face d’un homme privé de chaleur, surtout lorsque, comme moi, on a un sauna à la place du cœur.
J’achève mon récit en mettant le laxompem sur les intonations. Bossuet n’aurait pas mieux péroré.
Le gars Dorénavan fait grésiller sa bouffarde. Il exhale des petits pets de fumée odorante. Il combuste du Royal Yacht de chez Dunhill, le chief inspector. Son narghilé achève de l’envaper.
— Qu’en dites-vous, my dear ? brusqué-je.
Dorénavan hausse les épaules.
— I am sorry, San-Antonio, mais franchement votre scénario est par trop décousu pour que je puisse y attacher le moindre crédit.
Je bondis.
— Vous mettez ma parole en doute, Dorénavan ?
Il élude :
— Vous n’auriez pas eu une grosse contrariété, ces derniers temps, boy ? Ou bien je ne sais pas : un choc émotionnel ? Réellement, je pense qu’il faut vous faire tester par des médecins spécialisés…
— Alors vous me croyez siphonné ?
— Nul n’est à l’abri d’un ébranlement nerveux. Selon moi, vous avez agi en état second… Cette identification du juge avec votre victime le prouve !
« Ma victime ! » Ce qu’il ne faut pas entendre. J’enrage, comme aurait dit Pasteur à Magny-en-Vaccin. Ces endoffés vont m’enchrister dans une maison de dingues ; leur traitement et le temps aidant, je finirai par le-devenir, par me persuader qu’effectivement j’ai bien eu un coup de flou et trucidé le lord-maire de Swell-the-Children…
— Dorénavan, àbrûlepourpoins-je, soyez gentil : montrez-moi une photographie de « ma » soi-disante victime.
Il me détranche à travers ses petits cumulus artificiels.
— Quelle idée, mon ami ?
— Je vous en prie…
Il va à la lourde et parlemente avec le moustachu. Quelques minutes plus tard, l’unijambuche apporte un journal de la veille à la une duquel s’étale le portrait du père Pickwick aperçu sur l’estrade d’Embourbe-le-Petit.
— Je commence à comprendre, Dorénavan.
— À comprendre quoi ? pétouille le veuf au-delà de sa pipe.
Sa question est dépourvue de curiosité. À quoi bon essayer de le convaincre. Primo son siège est fait, deuxio il se fout de tout. Son âme est restée accrochée aux rocs de la falaise d’où chuta mistress Dorénavan.
— Je prouverai mon innocence, déclaré-je, plus pour me fortifier que pour le convaincre. Je ne vous demande qu’une seule chose, et cela vous n’avez pas le droit de me le refuser, quelle que soit votre opinion sur cette affaire. Je veux qu’on procède à l’examen des doigts du sieur Hébull Degohom. Un examen tout ce qu’il y a d’approfondi, car ce bougre doit se plonger les paluches dans de la lessive Saint-Marc depuis hier. Vous me promettez ?
Il secoue sa pipe contre le rebord de la cuvette chiotarde meublant ( !) ma chambre.
— À quel titre ordonnerais-je cette expertise, San-Antonio ? Je ne suis pas chargé de l’enquête…
— Réclamez-la à vos confrères du Comté !
— Je doute qu’ils acceptent. Ce Hébull-Degohom est couvert par les témoignages de la veuve et du valet de chambre. Il a parfaitement le droit de s’opposer à ce test. Non, croyez-moi, il faut vous laisser soigner. Au moment du grand procès, je me ferai citer comme témoin de moralité ce qui renforcera le diagnostic des psychiatres. Bye-bye San-Antonio.
Et le voilà parti.
Ô, pauvre San-A ; quel dénouement est le tien !
Je somnole… Le temps perd sa substance. Il devient incertain.
Fondu au noir !
Me semble qu’on crie mon blaze dans la Street. S’agit-il d’un songe, d’un rêve ou d’un cauchemar ? Je requiers toute mon attention, mobilise mes facultés auditives et finis par reconnaître la voix de Marie-Marie. Cette mignonne chante à tue-tête et à casse-tympan Sur le Pont d’Avignon mais avec des paroles de sa composition. Je les reproduis ici in-extenso car, vous le savez, je ne rechigne jamais à la tâche.
Mon p’tit San Antonio
Faut t’barrer (e), faut t’barrer (ee)
Mon p’tit San Antonio
Y faut t’barrer illico
T’as une bagnole au coin d’la rue
La clé d’contact est dessus
Ainsi que l’adresse où qu’on t’attend.
Grouille-toi, San-A, de fout’ le camp !
Vous le voyez, mes très chères, il s’agit d’un bijou de chansonnette [13] Un jour je vous pondrai un San-A. en alexandrins.
aux rimes plus fraîches qu’un matin de printemps. Elle provoque en moi une réaction salutaire. Le frêle organe de la gamine c’est comme un souffle d’air par une journée torride. Il est prometteur de félicités. Je me dis que c’est la voix de la raison qui monte de la rue. En me taillant de cette prison je briserai la coalition effarante qui fait de moi un homme accusé, de meurtre et passible de la potence ou de l’asile. Je dois songer à me disculper. Or qui donc, mieux que le fameux San-Antonio, est en mesure de prouver l’innocence du malheureux San-Antonio ? Hein ? répondez ! Bon ! je vois que vous êtes de mon avis.
Se barrer d’ici, croyez-moi, c’est un jeu d’enfant. Quand on a pour geôliers un vieil unijambouille et un crétin de village, faudrait avoir des trépidations dans le cervelet pour ne pas réussir cet exploit.
Ma décision étant prise, il ne me reste plus que d’attendre l’heure de la tortore. Cette dernière d’ailleurs suffirait à justifier une évasion. Les énormes petits pois bouillis accompagnés de débris de mouton coriace qu’on me sert sempiternellement commencent à me peser sur l’estomac et je donnerais dix ans de la vie de M. Richard Nixon pour pouvoir tortorer ne serait-ce que les fonds de plat des grillades Saint-Louis.
Une plombe s’égrène, que j’emploie à dresser mon plan de combat. Il est bath, le Béru. Pas si abruti qu’on voudrait le faire croire ! Il s’est bien rendu compte que mon aventure pied-nickeleuse tournait en eau de boudin et qu’il fallait empoigner le taureau par les cornes un peu avant qu’il soit trop tard. Béru, les cornes, ça le connaît, depuis des siècles qu’il brancarde avec la Berthe ! Il en porte une tellement belle paire qu’il ose plus aller dans les corridas, de crainte qu’on le drive d’office sur le toril. La voiture toute parée pour la courette, au coin de la rue, c’est de l’idée intelligente, ça, non ?
Je rétrospecte pour bien me remettre dans l’œil les dédales de la prison. Ça vous chiffonne que je crée le verbe rétrospecter ? Faut pas, mes pommes, faut pas ! Ce qui manque à notre langage ce sont par-dessus tout des verbes. Le verbe c’est le ferment de la phrase, son sang, son sens, sa démarche. À partir de noms ou d’adjectifs, il est aisé d’en confectionner de nouveaux. Je vous engage tous (c’est aux jeunes que je cause, pas aux vieux kroumirs plus moisis que leurs manuels scolaires) à fabriquer du verbe pour que s’épanouisse notre langue. Ne vous laissez pas arrêter par la crainte de passer pour des incultes. Ce qui n’est pas français au départ le devient rapidement. Notre langue n’est pas la propriété exclusive des ronchons chargés de la préserver ; elle nous appartient à tous, et si nous décidons de pisser sur l’évier du conformisme ou dans le bidet de la sclérose ça nous regarde ! Allons, les gars, verbaillons à qui mieux mieux et refoulons les purpuristes sur l’île déserte des langues mortes !
Читать дальше