Dame Frottfor croise ses doigts noueux sur son mouchoir en boule. Et c’est parti, la tête dans la musette !
Elle raconte comment qu’elle vaquait bien à ses préoccupations maisonneuses lorsque son lord-maire d’époux la fit mander par le valet de chambre. Elle descendit immédiatly dans le cabinet de travail de son bonhomme, lequel se trouvait en compagnie d’un individu plutôt jeune pour son âge et plutôt grand pour sa taille ; d’un physique relativement agréable pour qui aime le genre français déluré.
— Mistress Frottfor, interrompt le juge, l’homme en question se trouve-t-il présentement dans cette salle ?
— Le voici ! fait la vipère-lubrique en me montrant d’un doigt vengeur.
— Ensuite, mistress Frottfor ? insiste l’emperruqué de frais.
— Mon époux m’a demandé si je reconnaissais cet homme qu’il me présenta comme étant un journaliste « d’Embahourbe-the-pétite » [12] En français dans le texte.
, la ville française avec laquelle nous sommes muselés, je veux dire jumelés, se reprend-elle.
Elle porte sa main desséchée à sa poitrine qui l’est bien davantage.
— And after ? demande le juge.
— Comme je prétendais ne pas connaître cet homme, celui-ci a sorti un révolver de sa poche.
— Je suis venu en Angleterre pour vous abattre tous ! a-t-il déclaré brutalement… Affolée, j’ai poussé un grand cri qui a attiré dans la pièce le valet de chambre et un visiteur. Au même instant, cet ignoble individu tirait des coups de feu sur mon infortuné mari. Le valet de chambre se jeta sur lui pour le neutraliser, mais hélas il était trop tard…
— Est-ce tout ? demande le Juge.
— Oui, répond la dame dans un souffle.
Le Guignol se tourne vers moi :
— Avez-vous une question à poser au témoin ?
— Yes, Votre Honneur, je voudrais savoir si les albums de Tintin sont traduits en anglais ?
— Question non valable ! riposte le magistral.
— Dommage, dis-je en m’asseyant, sinon j’aurais convaincu le jury que cette dame les lit et y puise l’inspiration de ses scénarios abracadabrants.
Un murmure indigné court dans l’assistance et va réveiller Béru sur son banc.
— C’est fini, Gars ? m’interpelle-t-il.
— Pas encore, Mec, mais j’ai idée que la carburation est drôlement défectueuse pour mézigue.
On procède à l’introduction du témoin suivant, lequel n’est autre que le rouquin-valet de chambre. Sa déposition est résolument conforme à celle de sa maîtresse. Franchement on se croirait dans un film d’Hitchcock, les gars. Il est époustouflant d’assister à l’élaboration d’un mensonge collectif qui, sous vos yeux, devient vérité pour le reste de l’humanité. Du coup, vous doutez de votre raison. Vous vous demandez si votre mémoire ne roulerait pas sur la jante par hasard. Si dans le fil de vos souvenirs, il n’y aurait pas une mauvaise épissure…
— Je cite à comparaître Mister Hébull-Degohom lance la voix du juge.
Plus je le mate, cet amphibie, plus je suis convaincu de le connaître. Je voudrais bien le retapisser sans sa réchauffante. Ce long nez plongeant, ces profondes rides qui cernent sa bouche mince, ce regard sévère… Non seulement je connais ce branque, mais je suis certain de l’avoir vu il y a peu de temps.
Parmi tous mes dons (en nature et en espèces) figure la physionomistique. Pourtant, j’ai beau me mettre la mémoire en pas de vis, je ne parviens pas à déterminer le lieu où nous nous vîmes pour la première fois.
Mon intérêt est capté soudain par l’arrivée de Mister Hébull-Degohom, à savoir le ouistiti à casquette qui abattit le lord-maire. Pour la circonstance il a mis une chemise propre et une cravate. Il s’approche du jury en tortillant sa casquette dans la main d’un air désemparé. Il fait vachement timide, brusquement, le cockney. On dirait un petit ouvrier en plomberie effarouché par la solennité de la salle d’audience. Il déballe son identité d’une petite voix respectueuse qui impressionne favorablement les honorables citoyens constitués en aréopage, et déclare qu’il est entraîneur à Ascot, ce que je me félicite d’avoir subodoré, comme s’exprimerait la marquise de la Mouille Colle.
Il raconte les événements en termes pondérés. Le lord-maire l’avait convoqué pour discuter de l’achat d’un cheval car le premier magistrat de Swell-the-Children vouait une passion à la race chevaline. Il relate son arrivée au château. La façon obligeante dont il me prit à bord de son tas de ferraille, notre brève conversation… Il attendait son tour d’être reçu, dans le hall en admirant les portraits à l’huile (Lesieur vous l’offre) des ancêtres de la famille Frottfor, lorsqu’il a entendu un cri en provenance du cabinet de travail du lord-maire. Le valet de chambre qui se trouvait là se précipita et il le suivit spontanément.
— Racontez-nous ce que vous avez vu, Mister Hébull-Degohom ! invite mon juge (mais où ai-je déjà maté cette bouille ?).
— Eh bien, fait l’impudent meurtrier, ce type-là (il me montre avec sa casquette) tenait un révolver à la main et il le tenait braqué contre ce pauvre homme, que le bon Dieu ait son âme (il se signe). La dame criait. Le larbin s’est élancé sur ce type, mais il a tiré avant de prendre le poing du copain dans le portrait.
— Combien de balles ?
L’Asticot d’Ascot s’offre le luxe de compte ! sur ses doigts.
— Trois balles, j’en jurerais, Votre Honneur.
— Merci, very well, Mister Hébull-Degohom, fait le juge. Ce sera tout pour aujourd’hui. L’accusé a-t-il des questions à poser au témoin ?
Lors, San-Antonio se lève. Vous le connaissez, San-A ? Il est bouillonnant, donc mal conditionné pour interpréter longtemps les rôles de pigeon.
— Ladies and gentlemen du jury, dis-je (mais entièrement en anglais) je suis un officier de police dont les états de service sont plus longs que les funérailles de Winston Churchill. Les renseignements que son Honneur a demandé lui apprendront quel homme se trouve devant vous présentement, à la suite du plus incroyable des complots, du plus audacieux des faux témoignages…
Et je tartine à outrance, après m’être assuré que le Gravos ne dort plus et qu’il me prête une oreille attentive. C’est le seul moyen que je possède de l’affranchir en détails sur tout ce qui s’est passé. Je bonnis la vérité lentement, avec minutie, n’omettant rien pour que s’imbibe normalement la cervelle du Mastar. Je dis ma stupeur de n’avoir pas reconnu le lord-maire qui participait aux réjouissances d’Embourbe-le-Petit en pénétrant dans le bureau. J’explique que, troublé par ce phénomène, et afin de dissiper le doute qui m’assaillait, j’ai demandé à voir la dame Frottfor.
Tout en narrant, je scrute avec de plus en plus d’avidité la bouille magistreuse. Il me semble que le déclic va s’opérer. Si cette tronche de carême prolongé pouvait ôter sa perruque un instant…
En attendant y cause, y cause, San-A, mes lapins. Je raconte l’assassinat par le petit gugus et le brutal knock-out que le valton, profitant de mon abasourdissement stupéfactieux m’a infligé. Tout à fait entre nous et la colonne Nelson les honorables jurés semblent accorder autant de crédit à mes paroles que vous en accorderiez à celles d’un merle des Indes. Ils sont au bord de la commisération. Ils se disent, c’est clair, c’est net, ça leur dégouline des lampions ; « Ce Français est un fou meurtrier qui affabule. Refus de culpabilité. Il nie l’évidence. » Voilà ce qu’ils disent mes ladies et mes misters, en termes moins cliniques, je suppose. J’extravagante tellement, selon eux, qu’ils n’ont plus la force de s’indigner. Ils me laissent à mon abjection. Avant de me rasseoir, je lance au juge :
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