Et nous sommes là, Hapique et mézigoche, dans Krakzibumstrasse, une voie discrète où il n’est pas trop duraille de parquer, nos regards fixés sur la rue et en particulier sur le numéro 84.
— Vous êtes sûr qu’il viendra ? demande l‘inspecteur lyonnais.
— La soubrette m’assure qu’il ne rate pas un seul vendredi.
— Qu’est-ce qu’il fout dans ce studio ?
— Il y joue.
— A quoi ?
— Au poker. Il a toujours le même partenaire : un Libanais riche à crever, retiré à Zurich. Ils intéressent la partie, mettant de fortes sommes en jeu. Quand il lui arrive de perdre (car il gagne la plupart du temps) et qu’il n’est pas solvable, il offre Graziella à son gagnant afin de solder sa mise, si je puis m’exprimer de la sorte.
— C’est du proxénétisme ! effarouche mon collègue.
— Pur fruit, acquiescé-je. Achtung : ecce homo !
Fectivement, le comte Bellazzezzeta se pointe, à pincebroque, bioutifoul en plein dans son complet bleu écrasé et sa pelisse à col d’estragon. Il s’offre le luxe d’une canne à pommeau d’or (chérie, je t’aime, chérie je t’adore) dont il use avec grâce, à croire qu’il s’agit d’un élément naturel.
Il engouffre le numéro 84, lequel oblitère un immeuble cossu comme le chef d’Edgard.
— Quelles sont vos intentions, commissaire ? me questionne Hapique.
— Attendre l’arrivée du Libanais, l’intercepter en lui affirmant que le rendez-vous d’aujourd’hui est annulé, et monter retrouver le comte en ses lieu et place pour une explication de force 7 sur l’échelle de Richter.
— Comment reconnaîtrez-vous le partenaire du comte ?
— La mignonne Graziella m’en a fourni une description détaillée ; n’oubliez pas qu’elle le rencontre parfois, et d’on ne peut plus près !
Alors, tu vois : on continue de poireauter en écoutant les cassettes de l’inspecteur Hapique, toutes consacrées aux grands airs d’opéra.
Un quart d’heure s’écoule encore. Cette pauvre dame Butterfly est pile en train de nous raconter son bateau à vapeur que je dégage sec de la tire.
Un taxi s’est arrêté devant le 84 et le Libanais souhaité en descend. C’est un aimable vieillard au teint jaune, aux cheveux blancs, avec une épaule nettement plus haute que l’autre malgré les astuces de son tailleur. Il porte des lunettes à monture d’écaille et fume un cigare que mon cher Davidoff a dû lui vendre le prix d’un repas à la Tour d’Argent.
Avant qu’il n’ait ciglé son sapin, j’interviens :
— Excusez-moi si je vous demande pardon, monsieur, c’est bien vous qui avez rendez-vous avec Bellazzezzeta ?
Il sourcille. Tiens, il est bigleux, en sus.
— En effet. Pourquoi ?
— Bellazzezzeta a eu un contretemps à la dernière seconde et m’a prié de l’excuser auprès de vous, il vous rencontrera vendredi prochain.
— Fort bien, répond le vieillard élégamment bossu en remettant son strabisme dans le taxi.
Pas plus duraille que la fameuse bataille du même nom [16] Ce diable de San-Antonio veut sûrement parler de la Bataille du Rail. (Michel Droit)
.
Quand le véhicule a disparu, je fais signe à Hapique de me rejoindre, ce dont il et nous partons à l’assaut du comte.
Parvenu à cette cruciale période d’un récit exemplaire, tu te demandes sans doute pourquoi je m’intéresse soudain à Bellazzezzeta dont j’ai, naguère, croisé la vie avec un certain plaisir, n’est-il pas ? A cette question logique, je te répondrai par l’illogisme : l’instinct. De Sotto, grièvement blessé, se traîne jusqu’en Suisse, et ce n’est pas pour y prendre l’avion. Alors ? Alors c’est pour y rencontrer quelqu’un, mon jeune ami. Quelqu’un dont l’identité lui a été fournie par le couple Moktar-Adélaïde, fatalement, sinon il serait allé voir ce quelqu’un directement en débarquant en Europe, au lieu de fouinasser en Savoie et à Grenoble. Or, si tu y réfléchis un tantisoit, qui donc a connu tous les protagonistes de cette mystérieuse affaire ? Ne cherche pas : Bellazzezzeta ! C’est lui qui fut à l’intersection des rencontres Adélaïde-Silvertown. Lui qui a appris, le premier, le vol de la statuette gothique ! Personnage pittoresque et disert, il m’a balancé de la poudre aux yeux. Et cette poudre était si légère que je n’ai rien senti au premier abord. Ce n’est qu’ensuite, que ça s’est mis à me picoter.
— C’est ici ! fais-je en désignant une porte ne comportant aucun nom ; Graziella m’a précisé au quatrième à gauche.
Tranquille comme Baptiste, je sonne. Le vioque doit être aux chiches car il ne répond pas.
Je patiente un chouillet et je recarillonne avec davantage de véhémence en me récitant ce fameux dizain de Clément Marot : « Napoléon III, perdant ses dents, cédant Sedan ». Mais le silence seul retentit, comme l’écrivait Beethoven.
— Vous ne trouvez pas cela bizarre ou, à tout le moins étrange, voire surprenant ? propose Hapique.
Je baisse le ton, ce qui est préférable à baiser le thon.
— Peut-être que le Libanais doit sonner sur un rythme convenu ?
— Alors quoi ? On enfonce ou on bivouaque.
— Ni l’un ni l’autre.
J’extrais mon sésame de ma vague (l’ai brisé naguère dans une serrure rétive, mais l’ai fait rebâtir en piridium surcompressé par les Aciéries de Longwy et mœurs) et me mets à trifouiller la serrure. La plupart de ces demoiselles font des manières pour commencer. Protestent qu’elles ne sont pas celles qu’on pense, et ceci cela, patati patata, mais finissent par céder à mon insistance. Car tout homme obtient ce qu’il veut des serrures et des femmes pour peu qu’il le veuille vraiment. Et c’est très bien ainsi, bravo !
Le temps pour un ordinateur perfectionné de compter jusqu’à cent seize milliards huit cent quatre-vingt-quinze millions six cent trois mille neuf cent trente-deux et la porte se rend.
Que je te cause avant toute thing [17] En français dans la traduction anglaise.
du décor. Magine-toi une sorte d’entrée avec cuisinette à gauche, salle d’eau à droite. Mais y a pas de lourde pour l’isoler du studio. Celui-ci me semble d’emblée assez vaste (disons huit mètres sur cinq et ne me fais plus chier). Un lit bas à droite, une table et des chaises au centre, un canapé à gauche face à une cheminée.
Tu t’es mis le topo dans le cigare ? Jockey ! Cela dit je t’en viens aux occupants, car ils sont plus nombreux que je ne l’escomptais. Je m’attendais à un comte vétuste, et me trouve face à cinq personnes.
Sur le grand lit bas, les bras et les jambes entravés, se trouvent un couple et un enfant aux mines défaites. Sur la table, il y a le comte dont chacun des membres est attaché à un pied du meuble et dont le ventre est ouvert comme un traversin après une perquisition de la Gestapo ; le cinquième quidam n’est autre que le dénommé de Sotto.
Ce que je te narre succinctement, mon pote, je l’enregistre en bloc, comme t’enregistres un seau d’eau qu’on te balance à travers la gueule. Ça me fait tchlaofff ! dans l’entendement. Et mon plus pressé c’est de me jeter à plat ventre, nonobstant ma cicatrice à la poitrine.
Bien m’en prend, mais c’est au grand dommage de mon brave compagnon, lequel dérouille un couteau en pleine gorge, de la part de l’émérite lanceur.
Dans ces cas-là, tu ne te donnes pas le loisir de réfléchir au pourquoi du comment du qu’est-ce ? Si t’es un véritable Nantonio, t’agis en fulgurance. Pas le temps de dégainer mon camarade Tu-Tues dans cette sotte posture où je me trouve. J’oublie mes plaies, bosses et souffrances pour rouler jusqu’à de Sotto, lequel se tient accagnardé contre le dossier du canapé. Pas frais, le frère ! Mais venimeux pis que jamais, ça oui ! Il est émacié, les traits creusés, les yeux enfoncés au fin fond de leurs trous, la figure d’une sale couleur bronze. L’affreux porte sur lui le masque de la souffrance et de la haine. Il est pansé de partout.
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