Il faut que je porte secours au Gros ! Quickly ! Seulement si je bronche, il va me liquider itou. Mon sentiment est qu’il ignore ma présence. Il doit penser que Vagiturne s’est apporté avec un homme de main dans l’intention de le liquider. Il se dit que si la police avait donné l’assaut, il aurait eu droit à l’opération d’envergure : quartier bouclé, projos, tireurs d’élite plein les frondaisons.
Me voilà confronté à un cas de conscience terrifiant. Voler vers les victimes, ou bien me terrer et attendre que le gars se manifeste. Car il reste terré, le misérable. Il veut s’assurer que personne d’autre ne faisait partie de la sauterie. Paré pour une troisième « intervention », il guette ! Alors moi, la rage au cœur, le sang en furie, les nerfs branchés sur la haute tension, je décide d’attendre. De l’attendre ! Silencieusement, je dégage le camarade Tu-Tues de son holster (équipement gracieusement mis à ma dispose par mes collègues lyonnais). Du pouce, je libère le cran de sûreté. Me reste plus qu’à prier pour Alexandre-Benoît et à dominer l’ankylose si je veux lui faire régler ses forfaits, le salaud !
Je continue de percevoir le râle de Béru de l’autre côté des marches. Signe qu’il vit encore, lui, ce qui ne doit plus être le cas du docteur, foudroyé au pied du perron. J’ai beau tendre l’oreille à l’extrême, je ne perçois que la plainte lancinante de mon ami et le doux froissement des branchages sur lesquels vagabonde la brise ; plus, de temps à autre, la complainte d’un chat-huant.
Les minutes se tissent, interminables. Le lanceur de navajas est-il parti ? J’ai des doutes. Pourtant je me dis que j’aurais perçu son pas sur les brindilles qui jonchent le sous-bois et s’y accumulent d’année en année.
Je réprime un tressaillement en voyant arriver une pièce de bois mort sur le perron. Celle-ci heurte la porte vitrée, produisant un boucan du diable. Ouf ! Il est toujours là, convaincu qu’il n’y avait personne d’autre que Béru, mais voulant tester néanmoins le calme ambiant.
Rien ne bronche. Du temps, encore, toujours… Ce temps qui nous entraîne si vite à l’abîme et qui nous paraît interminable parfois, cependant. Je ne sens plus mes jambes vaincues par l’immobilité. Des milliards de sales fourmis les investissent, mais je resterai immobile, car au plus léger frémissement de ma part, « il » interviendrait.
« Allons, l’exhorté-je mentalement, vas-y, fumier ! Montre-toi un peu. Tu flanches, hein ? Ta prudence s’apprivoise ! C’est fou, l’optimisme, chez l’homme : il finit toujours par prendre le dessus. Tu hésites encore, sachant bien que choisir est un renoncement, n’importe ton choix. Viens, l’ami ! Approche ! L’air est léger, le silence capiteux, la nuit douce. Avance-toi, fleur de merde ! »
Je balance tout ce dont je dispose en fait d’ondes péremptoires. Ma volonté est si intense qu’elle doit fatalement investir la sienne.
« Plus rien ne bouge, l’ami. Deux cadavres gisent là, au clair de lune ; car Bérurier a cessé de râler. Tu contrôles absolument la situation. Viens regarder ton tableau de chasse ! »
Et alors, les branchages remuent, les fougères s’écartent. L’homme paraît ; il m’obéit ! Je le trouve plus grand que le duc de Guise que j’ai bien connu. Beau. Des cheveux blonds frisés serré, presque crépus, accaparent la clarté lunaire qui le nimbe d’un halo (ne coupez pas !) irréel.
J’attends encore, me réfrénant à mort. Il tient un fusil lance-harpon calé sous son bras. Décidément, c’est son arme de choc à ce tueur sauvage ! On dirait qu’il répugne à employer les armes à feu. Pour lui, tuer c’est enfoncer de la ferraille dans de la chair.
Tel qu’il est à présent, debout devant le cadavre du doc, je pourrais le farcir de plomb en quatre dixièmes de seconde. Lui vider le chargeur dans la poitrine. Tir groupé : rrrran ! Et son guignol explose ! Mais l’Antonio, tu connais sa sensibilité de jeune fille en fleur ? Il enrage, il endésespoire, il envieillessennemise, il promet crime et châtiment, mais à la fin de l’envoi, il touche pas. Renâcle ! Il regarde l’homme odieux en se disant que c’est un homme. Qu’il a fallu une somme inouïe de hasards pour qu’il soit là : qu’il se compose de milliards d’éléments fabuleux rassemblés par la nature. Tout ça… Et pourtant je suis grelottant de haine, sous ma philosophie de somnambule.
Je vise. J’ai dû faire un mouvement con, au moment où je presse la détente, je me morfle un choc à hurler dans la poitrine. J’ai le souffle absent, des sueurs vertes et glacées me sortent instantanément des ports de l’appeau [11] San-A. veut parler des pores de la peau. Faut-il que la commotion ait été violente pour qu’il commette une telle confusion !
. J’aime ma fesse [12] Là, il a voulu dire « Je m’affaisse » ; décidément, on ne compte plus ses fautes de carre verbales.
.
Je ne perds pas conscience. Mais quand tu ne respires plus, hein ? Ferme la bouche, pince-toi le nez et compte jusqu’à dix mille, tu comprendras !
J’essaie de compenser. Ne trouve pas de solution. J’ai beau faire comme si je refusais de respirer, mes soufflets voraces sont en manque et réclament. Quelle chiasse !
Mes yeux fous aperçoivent le tueur agenouillé auprès du médecin. Non pour le fouiller ou l’examiner, mais parce que ma bastos l’a touché et que l’impact l’a mis au sol. J’avais dû bien viser car son épaule gauche m’a l’air naze. Y a un trohu large comme un coquetier pour œuf d’autruche dans son veston, un peu au-dessous de l’omoplate. L’homme fait un effort et retrouve la position verticale, qui n’est certes pas idéale, mais qui sied si parfaitement aux vivants.
Je halète, preuve qu’un peu d’oxygène se faufile dans mes éponges. Allons, l’Antoine, pense à maman ! Tu ne vas pas laisser ce cancrelat blond te ravir à elle !
J’ai la force de soulever mon pétard. Cette fois, je le prends plein cadre, le soi-disant de Sotto. Que justement il s’avance vers moi, tenant son fusil par le bout du canon.
« Braoum oum oum Oum ! » fait mon soufflant dans le parc. La première fois que j’ai tiré, je n’ai pas perçu l’écho tellement j’étais commotionné.
Le tueur a bondi en arrière. Un instant, je distingue son visage arrosé par l’astre des nuits, comme l’écrivaient mes camarades Alfred [13] San-A. veut parler des duettistes Musset-Vigny, sans doute.
. En fait, ce beau garçon a une frime de reptile. Ma deuxième praline s’est fichée dans sa hanche. Il porte sa main droite à sa ceinture, pour palper sa seconde blessure, crois-tu ? Non : pour y prendre un revolver à barillet nickelé avec un petit groin de bull-dog méchant.
Je m’allonge sur la terre humide, le gazon est mangé par une mousse vénéneuse. Des touffes d’orties cinglent mon visage. Ça fait mal, mais je respire. Je porte une main à ma poitrine. La flèche y est plantée, seulement, tu vas rire (ris tout seul, moi je ne peux pas pour l’instant) : mon ange gardien, qui n’est pas un lavedu, s’est arrangé pour qu’elle transperce mon portefeuille et seule sa méchante pointe en forme de hameçon s’est enfoncée dans mon téton gauche. L’impact a été d’une telle violence qu’il m’a coupé la respirance. Cela dit, j’ai tout de même quelques centimètres d’acier coincé entre deux côtes et l’émerillon me taquine laidement.
Je te raconte tout ce bigntz, mais pendant ce temps, de Sotto ne perd pas son temps et défouraille dans mon massif de troènes. Il composte comme pour figurer le 5 d’un dé à jouer : un coup au centre et quatre autres en hommage aux points cardinaux.
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