Un silence. L’ombre emplit le cimetière, on ne distingue plus les toits du village, en bas. Déjà, un oiseau de nuit (un chat-huant, probable), fait entendre son cri pour film d’épouvante à bon marché.
— Quelqu’un t’a parlé ? demande Liloine.
Je secoue la tête.
— Non, fiston, personne. Tes complices étaient des gens discrets qui jouaient à fond ton jeu. Ce n’était pas la peine de les réduire en poussière pour t’assurer de leur silence !
— Alors comment as-tu su ?
Je m’approche et m’assieds à son côté sur le caveau des Liloine (alliés aux Chevasson et aux Mercadet). Cette journée de juin en a chauffé la pierre.
— J’ai fini par comprendre grâce aux écrevisses, Marcus.
Il hoche la tête.
— Fais pas le sphinx, je t’en prie.
— Tu vois, la Vieille, à Nouille, j’étais désespéré de te savoir perdu et l’annonce de ta mort m’a fait une peine inouïe. J’ai passé en revue notre enfance commune, comme on revoit sa vie dans une prodigieuse fulgurance à l’instant de la mort. Tellement d’images ! Tellement d’instants très beaux parce qu’ils appartiennent à notre jeunesse ! Parmi mes évocations, il y a eu une certaine partie de pêche aux écrevisses piégées dans mes « balances ». T’en souviens-tu ?
— Non.
— Rien d’étonnant, tu as dû commettre tellement et tellement d’autres saloperies depuis ! Et d’une autre importance ! Figure-toi que cette réminiscence, brusquement, a ouvert un formidable doute en moi. Ça a d’abord été subconscient. Mais cela s’est développé à la vitesse grand V. Depuis mon arrivée en Amérique, mon cher instinct de poulet me susurrait cette phrase : « Les choses sont cachées derrière les choses. » Un truc lu quelque part et que tu oublies, et puis qui resurgit impétueusement !
— T’es un drôle de type, Antoine.
— Peut-être bien, oui. En tout cas, fouille-merde et intuitif, avec ça tu peux sortir sans ta bonne. J’ai tout pigé, mais alors absolument tout, lorsque j’ai su, de ton copain Lamotta, ce que signifiait cet objet.
Je tire de ma poche supérieure le porte-aiguilles ancien.
— C’est à moi ! ronchonne Marc Liloine en me l’arrachant des mains.
— Je ne te le fais pas dire, mon ami. Et c’est bien parce que cet objet t’appartient que je sais qui tu es. Il existe aux States une association secrète nommée « Pin Cushing » qui est aussi puissante que la Maffia, bien qu’elle ait des effectifs plus réduits. Cette organisation contrôle la police, le monde politique, la presse. Elle n’est pas lucrative en ce sens qu’elle ne s’occupe ni de drogue ni de prostitution, mais toute son activité est basée sur l’influence, ce qui, indirectement, est beaucoup mieux que l’exploitation d’un filon criminel.
« Les chefs de cette association reçoivent tous le même porte-aiguilles ancien, et le « grade » de l’impétrant se mesure au nombre d’aiguilles et à leur qualité. Si l’on en croit le contenu de celui-ci, tu es un très haut dignitaire, ce qui ne me surprend pas de toi. Vous passez pour des gens sans pitié. Qui vous double ou vous nuit est assuré d’avoir la tête tranchée ; feu Harry Cower en a su quelque chose ! Et le grand négro qui t’a enfoncé cette tour Eiffel dans le fion aussi, de même que ton chauffeur jaloux ! Ces deux-là, c’est à cause de moi qu’ils sont morts. Grâce au micro niché dans ma lampe de chevet, tu étais au courant de mes faits et gestes à mes collègues et à moi. »
— T’es vraiment le roi des flics, Antoine !
— Et aussi le roi des cons. Ma sensibilité a failli m’empêcher de voir « les choses cachées derrière les choses ».
— Et puis, que sais-tu encore ?
— Tout ce que j’ai deviné. En résumé, tu as dû commettre un galoup vis-à-vis de ton organisation, ou bien tu en as préparé un. Un jour tu as pigé que si tu ne « mourais » pas rapidement, tes collègues du « porte-aiguilles » se chargeraient de te déguiser en Louis XVI, façon 1793. Tu as donc organisé l’opération Sida ! Grâce à la complicité de la blonde infirmière dont tu étais l’amant et du professeur Mac Heubass que tu arrosais copieusement, car ce mec était dans le privé flambeur et cavaleur. Eux deux ont assumé le subterfuge médical. Ils attendaient d’avoir dans leur hosto de merde un malade sans famille, réduit à la dernière extrémité, pour lui faire prendre ta place et, une fois mort, le cramer dare-dare. Tes dernières volontés, avec le vieux drap de famille chargé de soustraire ta carcasse aux malsaines curiosités, bien trouvé, Marcus ! Je cautionnais la chose, madré ! « Mais ta principale complice, c’était Cecilia, ton âme damnée. C’est elle qui a préparé l’après-Marcus. Tout a été négocié, voire passé à des comptes anonymes. Tu as eu le temps de tout baliser, l’artiste ! Tu es un mec tellement organisé, et si cupide ! Si assoiffé de biens et de pouvoir ! »
Liloine toussote, regarde sa montre.
— Il faut que je file, me dit-il, j’ai un avion à prendre à Satolas.
— Je ne te demande pas pour où.
— A quoi bon ? Là où je vais…
Il se tait.
— Attends, je continue, j’ai presque fini. Un point à éclaircir, pour ma satisfaction personnelle… La mère Cower, elle fout quoi, dans l’histoire ?
— Imagine-toi que je l’ai baisée, moi aussi !
Et il me flanque une bourrade. Il sait tout, l’animal ! Bien sûr, c’est elle qui le lui aura dit.
— J’ai remarqué qu’elle est très portée sur la chose. C’est elle qui m’a appris que son bonhomme m’arnaquait. Elle rêvait de devenir veuve.
— Alors, elle a trempé dans le complot de ta « triste fin ». Que risquais-tu, puisque tu étais décidé à liquider tout le monde avant de disparaître ? C’est l’équipe de Lamotta, ses Chinois verts à la con, qui t’ont fignolé ce massacre ?
— Excuse-moi, je ne vends jamais les gens.
— Tu les tues, c’est plus radical. Tu as fait exécuter Cower en étant bien persuadé que j’allais lui rendre visite. Tu tenais à me mouiller. Au fait, Marcus très cher, pourquoi m’as-tu fait venir à ton chevet ?
— Avant de quitter les U.S.A., je voulais régler l’affaire de la tour Eiffel.
— Petit rancunier. Elle n’a pas été difficile à élucider.
— Parce que tu es génial.
— C’est mon inspecteur noir qui a découvert le pot aux roses.
— Parce que c’est toi qui l’as formé !
— Merci du compliment. Et dis voir, la photo prise au polaroïd et qui me montre sur le perron des Cower, pourquoi ?
— Je ne suis pas au courant.
Je lui relate l’incident. Il gamberge et soupire :
— Je parierais que c’est Boggy ; il t’avait à la bonne.
— On n’aurait pas dit : il me faisait une de ces gueules !
— Il était comme ça, on ne savait jamais ce qu’il pensait…
— Il connaissait tes intentions ?
— Penses-tu ! Trop chien fidèle pour que je le mouille là-dedans, il aurait tout fait foirer par trop de zèle.
— Alors, il t’a cru malade, lui aussi !
— Naturellement. Pour que ça prenne, un bluff pareil, il faut avant tout que les proches ne sachent rien.
Cette fois, il se lève.
— Il est temps, me dit-il, salut, Antoine. J’espère que tu ne me garderas pas trop rancune…
Déjà, il adresse — ô inconscience humaine ! — un signe de croix à ses parents qui gisent sous mes fesses, puis il marche vers la sortie.
— Marcus ! je l’interpelle.
Il volte sans cesser de marcher.
— Quoi ?
— Y a un os énorme dans ta combine, grand.
— Lequel ?
— Moi !
« T’as voulu effacer l’ardoise complètement avant de faire peau neuve, mais quelqu’un connaît la vérité ! Quelqu’un qui, dès demain, va adresser un rapport circonstancié au F.B.I., parce que le quelqu’un en question est flic ! Parce que le quelqu’un en question, c’est moi, Marc Liloine ! Si j’avais qualité pour t’interpeller ici, je le ferais séance tenante, mais des mandats internationaux seront lancés contre toi, et le monde est petit, Marcus ! Si petit, si petit… »
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