Un court instant d’immobilisme et de silence succède. Le Rouquin nous indique que nous devons battre en retraite sur le palier pour fuir les effets de son gaz. J’ai la présence d’esprit d’éteindre la lumière du hall des fois que certains gaspards seraient immunisés contre la belle invention de Mathias.
Généreux, celui-ci balance une seconde ampoule avant de sortir, car c’est un garçon qui fait tout par poids et par bonne mesure. Et ses réserves sont inépuisables.
CHAPITRE DIX
Qui justifierait pleinement ma récente entrée dans le Larousse si je n’avais par ailleurs d’autres titres à cette gloire. Prouve à quel point je suis fait con, fécond, faucon et jamais abscons ! Donne toute la mesure agraire de mon imagination.
M’inciterait à l’autosatisfaction si je n’avais la modestie chevillée à l’âme.
Le plus difficile à assumer dans cette péripétie, c’est Bérurier. En m’y employant, avec l’aide de Mathias et Jérémie, je résous (petite cause grand effet) un mystère qui m’avait toujours tarabusté et qui concerne le pas de l’oie. Je me demandais quel esprit chagrin avait bien pu inventer cette manière grotesque de se déplacer. Un tel pas me semblait porter à son apogée la sottise universelle. Je ne parvenais pas à trouver l’esprit de « parade » dans cette façon de jeter une jambe raide en avant, en la portant le plus haut possible, avant de la laisser retomber lourdement au sol en ponctuant d’un coup de reins qui ajoutait à la connerie du mouvement. Non, franchement, je pigeais pas.
Et puis y a fallu le Gros, lui aussi endormi par le gaz terrific du Rouillé, le Gros qu’on s’est évacué à la main, moi le tenant par les pieds (à la tienne, Antoine !), mes deux autres larrons le soutenant aux épaules (chacun la sienne pour ne pas faire de jaloux !).
On a décidé d’aller le ranimer dans le studio du défunt Boggy. Attelé entre les paturons de l’animal, je vais pour m’engager dans l’escadrin lorsque la minuterie joue relâche pour cause de répétition. J’avais levé la jambe, histoire de poser mon pied sur le premier degré de l’escadrin, mais j’en suis trop éloigné et, ne rencontrant que le vide, retombe. C’est là que, question pas de l’oie, j’œuf-de-christophe-colombe. « Eurêka ! » me dis-je dans cet aparté, source de tous les vices. « L’inventeur du pas de l’oie, c’est tout simplement un pékin qui a malencontreusement loupé une marche un jour. »
Exalté par cette évidence qui me guérissait d’une lancinante préoccupation, je trouvis l’énergie nécessaire pour franchir quatre étages entre les deux souliers ravagés de l’officier de peau lisse (en réalité il a la peau rugueuse comme celle d’un frottoir à allumettes). Chose curieuse pour un immeuble de ce standing, au lieu d’un grand ascenseur, il y en avait trois petits, peu aptes à héberger un Bérurier inanimé.
Nous rouvrâmes le studio grâce à mon sésame, le couchèrent sur un canapé opportun et Mathias entreprit de lui faire recouvrer ses esprits (de vin).
Tandis qu’il s’employait avec méthode et application, je m’emparas du téléphone et, après une série de recherches, téléphonis au sieur Lamotta dont le nom figurait très démocratiquement dans l’annuaire de Pennsylvanie. Ce fut long, infiniment. Mais je laissis carillonner jusqu’à ce que la voix aigre de la mère du forban répondit. Je lui indiquis que je devons causer à son déjambé. Au début elle râlit comme quinze hyènes en chaleur auxquelles on jetterait des seaux d’eau froide, mais je découvras les arguments susceptibles de fléchir une mère et elle consenta à me le passir.
Il n’avait pas la voix ensoleillée, Tony. M’est avis qu’il roupillait sur la jante, à grand renfort de somnifère, l’artiste. Les consciences glauques ont toujours des nuits en pente raide. On sentait qu’il lui fallait une fourchette à huîtres pour redécoller la menteuse du plafond. Côté entendement, y avait de la brume et ses pensées poissaient un peu.
Déjà, rien que pour lui faire piger qui l’appelait, j’ai dû lui fignoler tout un discours, avec projections en couleurs, flash-backs incorporés, gros plan sur mon pedigree.
Peut-être se camait-il en plus des somnifères ? En tout cas, le Couine Elizabeth était plus fastoche à réarmer que le cerveau de ce gus.
A la fin, il a fini par piger et il lui est sorti de je n’sais où un drôle de hennissement de fureur.
— Ça y est, biquet, je lui ai fait, t’as balisé ? Ton cervelet est porteur ou faut qu’on te transfuse un peu de pilipili pour te ramener des limbes ? J’ai idée que tu forces trop sur les produits en rouge et que ton bulbe ressemble à du riz pilaf ?
Il s’est payé un deuxième hennissement, plus fort que le précédent.
— Dis ce que tu as à dire, Français de merde !
Tel que, je le jure ! Tu trouves que ce sont des manières urbaines, toi ? Moi, je m’écouterais, je referais les deux cents bornes qui nous séparent pour mettre sa tronche à l’unisson de ses jambes. Seulement, je ne m’écoute jamais quand je déconne, heureusement.
— Ecoute ce que va te dire le Français de merde, Tony. Quand tu voudras le repasser, mobilise autre chose que ton équipe de Chinois verts, l’ami ! Tes Niacouets croient interpréter L’Année du Dragon et tout ce qu’ils sont foutus de faire, c’est de s’engager comme serveurs dans un restau chinetoque de dernière catégorie. Pour l’instant, ils sont chez Liloine, nazes et ligotés. Tu peux les envoyer chercher si t’as besoin de comiques pour cirer tes pompes, quoique c’est pas ça qui doit te préoccuper, maintenant. Pendant que tu y seras, tu feras déménager le cadavre du grand Boggy qu’ils ont flingué comme des petits étourdis qu’ils sont. Cela dit, faut que je t’avertisse, mon guignolet : tu nous flanques encore des peaux de bananes sous les pieds, et c’est ton clapier qui crame, avec ta vieille maman et toi dans ta chaise à roulettes. C’est un Français de merde qui te l’annonce. Comme t’as voulu me nuire à deux reprises, je te mets à l’amende d’une question. Tu réponds ou tu réponds pas. Si tu y réponds, je t’oublie à la seconde et tu peux espérer couler une vieillesse sédentaire mais heureuse. Si tu n’y réponds pas, l’incendie que j’ai mentionné plus haut ne fera que conclure une suite de calamités tellement fournie que les deux cents pages du New York Times ne suffiront pas pour les raconter.
Là, je le laisse mariner.
Notre vieux Tino aurait inversé la phrase et dit : « Je le laisse mariner là », car c’était un homme délicieux, plein d’humour.
Je me dis : « S’il me demande de lui poser la question, c’est qu’il va y répondre. S’il ne moufte pas, c’est qu’il m’envoie à Dache, le perruquier des zouaves. »
Je compte mentalement, comme toujours nous autres hommes d’action, éternels paras de la gamberge. Utiliser coûte que coûte les plages de silence, les temps morts. Pas laisser chômer les cellules, jamais, que tu les laisses un instant peinardes, ces garces, et elles te claquent dans la boîte, floc ! Et tu t’appauvris, progressivement. Ah ! non. Pas de ça Lisette.
— Eh ben, alors, cette question, bordel !
Ça lui est parti, tchiaff ! Jaillissement d’impatience.
Alors, bibi, autrement dit ma pomme, fils admirable, unique et préféré de sa Félicie, je lui pose ma question (en anglais : my question ). II y répond spontanément, comme surpris par son innocence. Il devait s’attendre à un truc vachement délicatos. Pas à du surgelé tout courant : trois minutes au four à micro-ondes.
— Salut, Tony les belles pattounes, je gosille ; cette fois, oublions-nous ! Laissons la guerre aux cons et avançons vers les radieux futurs. T’auras qu’à faire graisser les roulettes de ton bolide !
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