J’arrive au niveau de l’usine, oblique à droite, m’engage sur un nouveau pont. Derrière, la courette se poursuit. Dans mon malheur, j’ai la chance qu’il ne s’agisse pas d’une voiture de police. Si c’était des condés, ils m’auraient déjà rattrapé car la Chevrolet me paraît un peu rinçaga côté moteur. Ses soupapes ont besoin d’aller faire un tour au Vatican de l’automobile. Elles breloquent vachement. Et quand j’appuie trop à fond sur l’accélérateur, ça patine un peu quelque part.
Je m’annonce dans une nouvelle île où s’aligne un cauchemar de maisons basses et pauvres, toutes semblables dans leur infinie médiocrité. A cet instant, la voiture qui me course se met à klaxonner comme une perdue. Elle le fait sur un rythme élaboré, à croire qu’elle veut me jouer quelque chose. Si j’écoute attentivement, on pourrait croire qu’il s’agit de La Marseillaise , vieille chanson française du XVIII e siècle. Simultanément, son conducteur joint à cet hymne cocardier de véhéments appels de phares. Alors moi, bon, tant pis, je décélère et j’attends. La voiture suiveuse me remonte. Me passe en souplesse. J’ai tout loisir d’identifier son conducteur : Mathias !
Je ne ris pas parce que j’ai les lèvres gercées, mais mon guignol est à la fête. Le Rouquemoute ! Là, en pleine noye !
Il s’est rangé sur le bas-côté, à quelques mètres. J’en fais autant et cours jusqu’à lui.
— Montez vite, commissaire ! me crie le professeur Tournesol.
Telle était bien mon intention !
Une fois que je suis assis à son côté, il malle à tout-va. Ça n’a jamais été un grand conducteur, le Rouillé. Il est d’un esprit trop scientifique pour savourer les joies d’une tire. Il pilote à la papa, comme les retraités du dimanche se rendant « au muguet » dans les bois de l’Ile-de-France en compagnie de mémères qui les conjurent de ne pas dépasser le soixante. Voilà pourquoi il ne m’a pas remonté plus rapidement avec sa Ford presque neuve.
Il conduit, dents crochetées, crispé à son volant, avec des yeux tellement proéminents que le pare-brise leur sert de verres de contact.
— Dis-moi, Saint-Christophe, j’ignorais qu’il y eût des miracles aux Zuhessa, murmuré-je.
Au lieu de répondre, il s’applique de plus rechef. Il essaie de se repérer au milieu de l’archipel afin de retrouver la voie principale qui conduit à Nouille. Je viens à son secours car, chez moi, le sens de l’orientation est tinette, comme dit Béru (pour inné).
— Tire à droite, Rouquin !
— Vous pensez ?
— Evidemment, sinon, on va se retrouver à Chicago un de ces quatre.
Quand il avise la nationale, son visage s’éclaire et il m’accorde un regard de reconnaissance, suivi d’un franc éclat de rire.
— Vous avez une drôle de façon de mettre votre cravate. On dirait Mac Enroe avec son foulard au front.
Tiens, c’est juste. Dans la frénésie de l’action, j’ai simplement fait pivoter les pans de la cravate sur le côté. Je la replace dans sa position originelle.
Le souci de mes cadets s’engage sur la way principale. Nacht Nouille !
— Tu veux que je prenne le volant ? lui demandé-je.
— Non, pourquoi ?
— C’était juste pour te faire comprendre qu’on ne roule pas derrière un corbillard, mec.
Vexé, il balbutie le fameux proverbe transalpin (pas de cheval, au masculin) comme quoi qui va piano, va sano .
— Tu crois pouvoir parler en conduisant, mon biquet, ou bien tu préfères attendre l’arrivée ?
Alors il se dépouille les glandes, Mathioche. Les coudes écartés, le regard plongé sur l’horizon de gratte-ciel fantomateux dans la brumasse de la nuit, il m’explique.
L’homme dans la Chevrolet duquel je m’étais placardé n’est autre que le professeur Mac Heubass, ce praticien du Consternation Hospital qui a opéré Liloine de sa tour Eiffel. Lorsqu’il lui a rendu visite, hier, il ne l’a pas trouvé blanc-bleu, le doc. Cette façon de ne pas lui dire qu’il avait conservé l’objet, tout en regardant machinalement dans sa direction, ça l’a défrisé, le Rouquemoute. Lui aussi, Mathias, comme son chef éminent, Tantonio, il fonctionne un peu à l’intuition. Alors, ce morninge, il a quitté la Cinquième Avenue pour s’aller louer la voiture où nous sommes. Puis il est allé se poster devant la villa du professeur qui habite Richmond, c’est-à-dire Staten Island au sud de Manhattan (il l’avait obtenue tout bêtement par l’annulaire des téléphones (Béru dixit)). Heubass a quitté son domicile vers onze heures du matin. Il s’est rendu à l’hôpital et y a séjourné jusqu’à six plombes p.m. Il est alors retourné chez lui et s’y est changé. A huit plombes, il repartait au volant de sa vieille Chevrolet pour gagner la maisonnette de Cecilia Heurff. Une Porsche est survenue peu après, apportant deux gonzesses : une gravosse peinturlurée (Mrs. veuve Harry Cower) et une sublime blonde (l’infirmière de Marcus). Planqué dans les alentours, Mathias a observé le topo. Les quatre personnes ont pris un repas sommaire, à l’américaine, composé de sandwiches-club et de salade de fruits, le tout arrosé de vin blanc ou de café. Tard, le soir, un cinquième type s’est pointé, on ne peut plus mystérieux. Il portait un long imperméable noir, un chapeau de feutre à large bord, des lunettes noires, et il avait un collier de barbe. Mathias a songé à quelque ecclésiastique d’une religion peu courante dans nos propres contrées. L’individu faisait vachement traître pour film d’espionnage d’avant-guerre.
Il n’est resté qu’une dizaine de minutes et paraissait pressé. Il n’a même pas déboutonné son imper, est resté droit au milieu du petit groupe. Il a été pratiquement le seul à parler. Il donnait des instructions, c’était évident. Puis il est reparti aussi rapidement qu’il était venu, au volant d’une voiture bleu marine qu’il avait garée assez loin de chez Cecilia.
Après son départ, les autres ont continué de palabrer. Cecilia est allée chercher un dossier qu’ils se sont mis à compulser avec frénésie. A la fin, ils ont semblé tomber d’accord. C’est alors que je me suis pointé. Ne voulant pas troubler mon enquête, Mathias s’est tenu en retrait, se contentant d’observer la suite des événements. Lorsque les visiteurs ont pris congé, il a décidé de poursuivre sa filante de la Chevrolet, ce avec d’autant plus de persévérance qu’il m’avait vu m’y planquer. Et comme il fut bien inspiré d’agir ainsi !
— Visiblement, commissaire, conclut-il, il y a eu un complot contre votre ami Liloine. Le médecin-chef, l’infirmière, la dame Heurff, son fondé de pouvoir et l’épouse du boursier décapité ont partie liée contre lui.
— Il est mort ! lâché-je.
Mathias lève le pied de l’accélérateur afin de pouvoir mieux évacuer sa bouffée de compassion.
— J’en suis navré pour vous, commissaire.
Il ajoute au bout de très peu :
— Dans l’état où il se trouvait, il ne pouvait guère aller plus loin.
— La preuve…
J’ajoute, pour moi, pour lui, pour la mémoire de Marcus :
— Le souvenir de lui qui surnage dans ma mémoire avec le plus d’insistance, c’est nos pêches à l’écrevisse, jadis, dans son village qui était aussi celui de m’man.
Je réfléchis mou. Des sentiments ouatinés, tu sais ? Des trucs confus qui ressemblent à de la musique que tu perçois de très loin, qui cesse ou qui s’enfle au gré des vents.
Les choses cachées derrière les choses…
Il soupire :
— Que faisons-nous ?
— Il serait bien que nous allions récupérer nos potes à l’appartement car j’ai déclenché du grabuge…
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