Je m’avise qu’elles ne sont pas seules ; nettement détachées d’elles, à l’arrière-plan, il y a quelques photographes et une demi-douzaine de quidams évasifs.
Les quatre célébrants de la « dispersion » descendent les degrés de bois et prennent place dans une embarcation pimpante qui contraste avec l’austérité des passagers.
Quelques photographes montent dans un second canot. Le reste des assistants, maigre cohorte, s’accoude à la rambarde pour regarder le déroulement des opérations. Je leur jette un regard étonné. Ils ont l’air de condition moyenne. Peut-être sont-ce les employés travaillant dans les bureaux de Liloine, venus rendre au « boss » un ultime hommage ?
Les deux embarcations appareillent et, à la queue loloche, piquent en direction de la Statue de la Liberté.
Je les suis à mon tour. Mathias, qui se tient à mon côté, près du gouvernail, s’enquiert :
— Vous escomptez quelque chose, commissaire ?
Sa question me dépourve. C’est vrai, ça. Bonne question ! Qu’espéré-je très exactement en venant ici ? Je ne vais pas prendre à partie ces quatre personnes ! Je les verrai plus tard, séparément, pour tenter de leur arracher les vers du blair. Et encore me faudra-t-il bien combiner ces entretiens ; pas commettre de fâcheux pas de clerc !
On entend des rugissements à bâbord : c’est Béru qui restitue à l’océan les reliquats de son dîner de la veille.
Ecœuré, M. Blanc vient nous rejoindre.
— Ton gros sac me dégoûte un peu plus chaque jour, déclare-t-il.
Comme le regard du Rouillé reste posé sur moi, perpétuant sa question de naguère, je finis par soupirer :
— Je n’escompte rien, Mathias. Non, simplement je viens accompagner ce qui subsiste de mon pote. Un élan, un instinct…
Ma voix se fêle.
Voilà, qu’un arbre pousse sur la mer, entre la Statue du père Bartoldi et nous. Un saule creux. Et au milieu, il y a Marcus et moi, plus la fille Marchandise avec sa petite culotte pas très propre aux chevilles, qui nous laisse regarder et palper sa moule enfantine, cette chérie ! Qu’où est-elle, maintenant, la friponne ? Doit avoir pris du poids et tellement de coups de sabres que je lui devine une babasse béante avec de la pendouillerie partout, bordel ! Oh ! non, la vie, je te jure, comme souillure tu trouveras jamais pire ! Avant de nous tuer, ce qu’elle peut nous abîmer, grand Dieu, celle-là !
Tu crois qu’il reste des réminiscences de la fille Marchandise dans l’urne de marbre rose que j’aperçois là-bas ? Me rappelle plus son prénom, cette gosse. On l’appelait la fille Marchandise, et voilà tout. Y a des êtres qui échappent partiellement à l’état civil. Des qu’on marginalise sitôt qu’il apparaissent.
Mais merde, putain ! Je vais me remettre à chialer ! Il poule-mouille, ton Sana, l’ami ! Ça tourne à la sensiblerie ! Il te vous fait une crise d’enfance. La gâtoche précoce !
On double un barlu important et les vagues de son sillage nous font danser. Béru n’en peut plus de dégobiller. Entre deux salves, il supplie qu’on le ramène à quai. Il prétend que c’est cette mer américaine qui lui détruit l’estom’. Il supporte que les mers d’Europe, le Gros. Plus le Léman et le lac du bois de Boulogne.
Et nous, on grimpe, on plonge, on roule. Tangage, roulis ! Montagnes russes liquides. Pas la joie.
A présent, les quatre personnes aux cendres se trouvent à la hauteur de la Statue. Leur pilote ralentit. Y a cérémonial, ma fille ! Une espèce d’absoute laïque. Un brimborion de prière me monte aux lèvres. Que j’arrange à ma sauce Tantoniaise. « Seigneur, si Votre paradis existe, ayez pitié de mon copain ! Accordez-lui miséricorde. » Des choses commak, tu vois. Pour dire. Des relents… On a tous des fumerolles qui sortent des fissures de notre passé.
On s’est rapprochés. Après tout, on a le droit, non ? La mer est à tout le monde. Nous en sommes sortis, comme les copains, il y a des millions d’années.
C’est le docteur Mac Heubass qui dégoupille le couvercle de l’urne. Je sais pas comment les gaziers du crématorium l’ont fixé, mais ça coince. Voilà qui est ridicule, tu trouves pas ? Ils s’y reprennent, les uns après les autres pour forcer. S’escriment. Un se rapproche encore. Nous sommes à cinquante mètres d’eux. La voix portant, sur la flotte, on perçoit ce qu’ils se disent. Dans l’embarcation des photographes, on se marre. Cecilia suggère que, puisqu’on ne peut ôter ce couvercle bloqué, y a qu’à balancer l’urne à l’eau. Mais l’infirmière refuse. Pas de ça, Lisette ! Liloine a bien recommandé qu’on « disperse » ses cendres devant la Statue. Disperser, c’est net ! Pas contournable. Le pilote de leur canot vient à la rescousse avec un gros ya de marine à manche de liège (pour des fois qu’on le laisserait choir au jus).
Il s’y met. Bravo pour son initiative. Dans les cas importants, y a que les manuels qui soient à la hauteur. C’est à eux seuls qu’appartient vraiment la vie courante. Nous autres, intellectuels de nos deux, on n’a que la vie rêvée pour pâturages !
— Ça y est ! il exclame, le pilote.
Et alors, oui, ça, pour y être, ça y est, mon drôle !
Oh ! que ça y est bien, Seigneur ! Et complètement !
Dé-fi-ni-ti-ve-ment !
Tu veux que je vais te dire ? Le souffle de l’explosion fait basculer le Gravos au jus, faut dire qu’il était penché par-dessus le bastingage, le Dinosaure. Mathias prend une pièce de bois dans la bouille et ça lui ouvre le front.
Je commence par les méfaits de la zone la plus éloignée. Dans l’embarcation des journalistes, un photographe a la gorge entaillée jusqu’à la nuque et deux autres sont gravement contusionnés.
Quant à l’embarcation principale, celle où l’urne piégée a fait explosion, il n’en subsiste pratiquement rien. Les cinq occupants ont été comme désintégrés. Y a des épaves : bouts de plastique, morceaux de fringues, taches d’huile et de sang flottant sur la crête des vagues, les teignant.
Et puis rien d’autre. Mais alors rien ! Et déjà ce qui flottait s’engloutit. Le flot happeur absorbe les traces du désastre. D’ici quelques heures, il ne restera rien de la tragédie, seulement des photos dans la presse, pour peu que les photographes indemnes aient eu l’opportunité d’appuyer sur leur clic-clac après l’explosion.
Jérémie est déjà en train de repêcher le Gros, lequel, à demi asphyxié, pousse des plaintes de cachalot auquel on a fait avaler de l’huile de foie de morue. Mathias étanche à l’aide de son mouchoir le raisin qui pisse dru sur sa belle gueule d’albinos raté.
Ma pomme, en avant toute vers le port ! Je pilote à fond la caisse. Et je gueule pour dominer les rugissements du moteur surmené.
— Dès qu’on est à quai, déployez-vous en éventail pour rechercher l’homme en imperméable noir ! Je parie qu’il est en train de suivre tout ce bigntz à la jumelle. Le premier qui l’aperçoit lui saute sur le poil et le neutralise à tout prix, compris ?
Ils acquiescent tous, conscients de l’extrême gravité de l’instant.
Alors voilà : j’aborde en souplesse. Mes archers débondent et se mettent à foncer dans trois directions différentes et variées.
A la hâte j’amarre le canot. Toujours longuet d’aller chercher le corps mort dans la flotte vaseuse et de remonter l’embarcation de la proue à la poupe (Toto, mange ta poupe) pour l’aller fixer à l’avant. S’agit pas que le barlu de louage se fracasse.
Bon, paré ! Je m’évacue à mon tour. Pour gagner du temps, j’escalade l’escalier du restaurant bâti en bordure de flotte. Une fois parvenu sur ce promontoire d’observation, je me mets à étudier Battery Park, et puis les environs, tout bien. Je découvre mes trois braves copains en chasse. Les gens se retournent sur Béru trempé et Mathias ensanglanté.
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