Une force mystérieuse m’induit à mater au-delà, et tu sais quoi ? En bordure de State Street, j’aperçois une silhouette à l’encre de Chine, d’un noir presque brillant, qui s’installe au volant d’une Corvette blanche. Je voudrais hurler, intervenir, voler jusqu’à l’auto, mais impossible. Elle est trop loin, et d’ailleurs la voici qui démarre et plonge dans la circulation pour virer dans Whitehall Street. Finitos ! Adios, caballero ! In the backside the balayette !
Ecœuré, le moral en ruine, je m’assieds sur une chaise de fer, je place mes coudes sur la rambarde de bois limoneux. Pourquoi tout ce coin sent-il la lessive, ou plus exactement l’établissement de bains-douches, comme il en existait jadis, au temps où les gens ne pratiquaient pas l’hygiène quotidienne et où un bain hebdomadaire suffisait au standing des plus propres ?
J’attends le retour des pieds nickelés.
Ils rejoignent l’embarcadère, la tête et la queue basses, l’un après l’autre. Y a plus que du désenchantement dans l’air.
C’est Jérémie qui, le premier, rompt le silence apathique.
— T’as encore un programme où on se fait hara-kiri ? me demande-t-il.
Et moi qu’avais rien décidé un centième de seconde plus tôt de virguler :
— On rentre !
— Où cela t-il ? insiste Bérurier le dégoulinant.
— A Paris, mes enfants.
Ils me défriment, navrés, honteux de ma honte. C’est dur de s’avouer vaincu. Mais là, tu veux faire quoi ? Sans appui, privé désormais de toute piste ?
— Alors, la pétasse qui a inenculé le Sida à ton pote, on la laisse quimper en lui souhaitant bonne continuance ? grommelle le Détrempé qui commence à claquer du dentier.
— Nous nous heurtons à des forces occultes que nous n’avons plus les moyens de combattre, mes pauvres gars. Dans cette sinistre histoire, tout le monde est mort : Marcus et ses proches associés, collaborateurs, domestiques ; une véritable hécatombe ! Ne reste plus que la grosse Betty, sa cuisinière qui ne sait rien. Et il n’est pas dit qu’elle n’ait pas un accident un de ces quatre morninges. Nous sommes tombés sur une histoire maudite. Admettons-le et rentrons chez nous !
Ça, c’est quelques mois plus tard.
Un encadré dans le Dauphiné Libéré , à la page nécrologique.
Dessus, y a marqué :
Les familles Liloine, Chevasson et Mercadet ont la douleur de vous faire part du décès de
Jean-Baptiste LILOINE
Décédé dans sa 81 eannée, muni des Sacrements de l’Eglise. L’inhumation aura lieu vendredi 12 juin dans le caveau de famille à Saint-Tête-en-Dauphiné .
Le même encadré figurait dans Le Progrès de Lyon . Et il y a eu trois lignes dans Le Figaro pour mentionner cette mort de vieillard.
Maintenant, deux lignes pour te raconter le cimetière de Saint-Tête.
Il est à flanc de colline et domine le village dont les solides toits s’étagent jusqu’au fond du vallon. A l’entrée mal fermée par un portail rouillé dont les vantaux ne ferment plus, il y a une « borne » à eau. Faut tourner la manivelle pour changer l’eau des vases. Tout près, se trouve une espèce de guérite de pierre sans porte où l’on accumule les végétaux fanés. Et c’est dans cette guitoune que je me tiens, jour après jour. Juin, c’est pas l’époque où les cimetières de campagne font florès, si je puis dire. Chez nous, ils connaissent fleurs et affluence à la Toussaint, avec, dans le courant de l’année, un petit coup de presse lors des enterrements. Le service terminé, chacun chacune va faire un peu de ménage sur son caveau. Ensuite, le lieu retombe dans sa léthargie souveraine. Y a plus que les abeilles et les papillons, en été, pour mettre quelque vie dans ce coin à morts.
Et moi, donc, je séjourne des heures et des heures dans la guérite aux fleurs fanées.
Ce que je peux y philosopher, t’as aucune idée ! Je passe toute la vie en revue. La mienne, celle des autres. La vie du monde ! Tout ! Le plus curieux c’est que je ne m’ennuie pas. Une forme de nirvana. Je combine bien l’inutilité de tout, si superbe qu’elle m’émeut tout de même. La vanité des choses, des gens. Notre inexorable dégradation, à l’Univers et à nous. La manière que ça finira fatalement par se dissoudre. Et alors ne restera plus que Dieu, vainqueur au finish.
On fait pas les trois huit, Béru, M. Blanc et moi. C’est moins tranché que ça, notre organisation. Disons que, lorsque j’en ai quine, je sonne l’un ou l’autre au talkie-walkie. En fait, je me farcis une quinzaine de plombes à moi tout seul. Je sens davantage les instants de transition : aube ou crépuscule. Ces moments où la terre passe de l’ombre à la lumière ou inversement. Oui, c’est exactement ça que je sens, que je flaire, que je vois ! Un clair-obscur. Un alanguissement de ma nature.
J’ai apporté un livre : Crime et Châtiment . J’en ai quatre ou cinq dans ma vie que je relis, ou refeuillette périodiquement : Mort à Crédit , de Céline, Crime et Châtiment , de Dostoïevski, Madame Bovary , de Flaubert et Belle du Seigneur , de mon cher inoubliable Albert Cohen. Tout ça pour donner du Santantonio à l’arrivée, me diras-tu ! Ben oui, quoi ! Tu sais, rien n’est simple, ni logique. On vit comme on peut, en s’appuyant à ce qu’on rencontre.
Et là, l’instant où je te prie de me rejoindre, dans ce cimetière de Saint-Tête-en-Dauphiné, c’est crépuscule. L’heure indécise de juin, le plus beau de tous les mois (à preuve, je suis né en juin).
J’ai tellement dans le pif l’odeur des plantes en décomposition que je ne la remarque plus. Je suis assis sur un pliant, avec un grand carton sous mes pieds pour ne pas les plonger dans l’humus en préparation.
Quand, soudain, un son que j’attends, que j’espère : le grincement aigu du portail.
Et puis un bruit de pas dans les fins graviers de l’allée centrale.
Le caveau de Liloine se trouve sur la droite en entrant. C’est vers là-bas que se dirigent les pas.
Au bout d’un peu, ils s’arrêtent. Je risque un morceau de tronche hors de la guitoune.
C’est la même silhouette noire qu’à Battery Park. L’imper noir brillant, le feutre à large bord… C’est devenu un uniforme, pour ce type.
J’abandonne la guérite aux végétaux crevés. Petit cimetière de plantes dans un cimetière d’hommes. Je m’avance en marchant à gué sur les dalles des tombes pour ne pas fouler le gravier bruyant.
Et quand je ne suis plus qu’à une quinzaine de mètres de la sombre silhouette, je balance, dans le silence plein de recueillement du soir :
— Comme quoi je savais bien qu’on peut toujours faire confiance aux sentiments !
L’homme en noir bondit. Se retourne. Il a un calibre mahousse comme le chibre à Béru en pogne.
Va-t-il me dessouder ?
J’attends, indécis, chiquant à l’homme pas inquiet, manière de désamorcer ses bas instincts.
— Arrête un peu l’hécatombe, Marcus ! je soupire. De l’autre côté de la mare, ça allait, mais chez nous ! Sur la tombe de ton vieux ! T’es quand même pas pourri à ce point, mon petit pote !
Il rempoche son arquebuse, ôte ses lunettes noires et s’assied sur la pierre tombale de leur caveau bourré de Liloine depuis la guerre de Septante !
— Qu’est-ce que tu fous ici ? grommelle-t-il.
— Tu le demandes ! Mais je t’attendais, Marcus, je t’attendais… Quand j’ai appris le décès de ton dabe qui n’a pu survivre au tien, mon fumier, je me suis dit que s’il restait quelque chose d’humain en toi, ce quelque chose t’amènerait jusqu’à cette tombe, fatalement ! Tu te rends compte si j’ai confiance en l’homme, moi ! Et te voilà ! Le bien a gagné ! Je rigole. Mais tu sais, la vieille, j’en ai morflé plein les gencives avec toi !
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