Je regarde le petit immeuble étroit. Son rose est agréable, mais quelle idée à la suce-moi-le-zigomar-à-roulettes de peindre en noir portes et fenêtres ? Sûrement parce que Harry Cower est d’origine irlandaise et qu’à Dublin on raffole des maisons peintes.
Une sonnette de cuivre étincelante. Dring !
Comme on tarde, je remets la sauce : Dring ! Dring ! Et j’attends. Un perron de six marches me permet de dominer la rue, presque provinciale pour N.Y., encombrée de boîtes à ordures débordantes. Il y a des arbres, des grilles noires le long des maisons. On se croirait à Londres.
Je carillonne de nouveau, mais personne ne répond ; pourtant, Harry Cower m’a bien fixé rancard à son domicile pour 2 heures (p.m.). Qu’est-ce à dire ?
Un boursier ! Ça doit respecter l’heure, ces petites bébêtes. Et comment se fait-il qu’il n’ait pas de domestique ? Sans être vaste, la maison nécessite fatalement de la main-d’œuvre, c’est pas la mère Cower qui peut l’assumer à elle seule.
« Bon, me dis-je, je vais attendre, sans doute est-il en retard ? »
Comme je la fous mal, debout sur mon piédestal, je redescends le perron, traverse la rue et vais m’asseoir sur la plate-forme finale de l’échelle d’incendie qui zigzague contre un immeuble de briques sales, en face. Aux premières loges ! Je déteste rester debout. A mes débuts, dans la Rousse, j’ai failli tout lâcher à cause des planques qu’on me faisait prendre et qui m’obligeaient à jouer la cigogne, d’une patte l’autre, des heures dupont (ou durant, si t’es traditionaliste).
J’attends. Un quart de plombe. Alors, je retourne sonner, des fois que le père Cower aurait été occupé à limer sa vieille lors de ma première intervention. Mais c’est toujours nobody qui répond. Heureusement que cette rue est quiète, peu passante. On ne fait pas attention à ma pomme, sur ma plate-forme rouillée. Ici, ce n’est plus Nouille Vioque (comme dit le Gravos). On se laisse glisser dans des quiétudes. Mon estom’ gargouille vu que je n’ai rien pris depuis le steak de la mère Cecilia, le Mastar ayant clapé la boustif de mon petit déje. Je regarde la rue, voir si une enseigne de restif clignoterait quelque part, mais elle n’est que résidentielle et ne comporte aucun commerce. Dis voir, l’Antonio, tu comptes moisir longtemps encore ? Je ne suis pas cap de répondre à ma propre question. Il y a deux sortes de flics en moi : celui qui gamberge à s’en faire cramer les méninges, et puis celui qui obéit à des instincts mystérieux qui ne lui fournissent aucune explication.
Là, « on » me dit : « Attends ! » Alors, j’attends.
Les choses qui sont derrière les choses… La pêche à l’écrevisse. On se fabriquait des arcs dérisoires pendant que ces crustacés d’eau douce commençaient à s’approcher de la viande mise en appât (là, c’étaient les appâts rances, on peut y aller franco du calembour !). Nos flèches avaient une portée de trois quatre mètres, pas plus. On visait un arbre, le pieu d’une barrière barbelée…
La nature sentait bon l’enfance.
Et Marcus est en train d’avaler son extrait de naissance pendant qu’au pays, le père Liloine émonde des noix ou bien « ramasse » des pissenlits pour se faire une salade aux lardons-croûtons-œufs mollets ! Chez nous, on dit qu’une bonne salade « ça fait un plat ». Merde, ce que mes souvenirs me collent au cœur dans ce putain de New York ! Ils sont plus poisseux que la banquette du taxi de Moshe.
Justement, en voici un de taxi ! Un vrai tombereau jaune, déglingué, rouillé, avec des pare-chocs comme les moustaches de Dali. Quelque chose me chuchote qu’il va stopper devant chez Harry Cower.
Et bon, bien vu, San-A ! : il s’arrête à la hauteur de l’immeuble. Une dondon blondasse en descend. La Tour de Nesle ! La Tour Nestlé ! En manteau de drap bleu à col de renard noir. Aux oreilles, deux lustres à pendeloques. La trogne vultueuse. Des yeux bleus écarquillés au fond de teint, une bouche pour prononcer le mot banane. L’air con, ça je m’en aperçois depuis l’autre rive de la rue. Elle douille son cornac et escalade le perron. Cette dame, je suis prêt à te parier le pont de Brooklyn contre une chaude-pisse maghrébine que c’est l’épouse de Cower.
La voilà qui carillonne à la porte du donjon. Comme moi, elle réitère au bout de peu. Nul ne venant délourder, elle farfouille dans son sac en faux croco made in Hong Kong et y prend sa clé. Elle aurait pu commencer par là, cette flemmarde. Déranger quelqu’un juste pour s’éviter un geste ! Les gens méprisent les autres, je te jure !
Elle déponne et rentre ses cent soixante-dix livres de connerie additionnée d’eau dans la baraque. Je me dis que je vais lui laisser le temps d’enlever son manteau.
Voilà. A mon tour, now ! Au lieu du mari, j’interviewerai l’épouse en attendant.
Je sonne.
Et ça recommence : on ne répond pas. Alors là, je la trouve saumâtro-bizarroïde ! Merde, y a des émanations ou quoi dans cette crèche ? Je tourloute de plus rechef, mais fume ! Putain d’elle, le maure aux dents, je biche !
Moi, tu connais ma patience angélique ? Aussi sec je cramponne mon copain sésame dans ma poche revolver. Cet engin a fait sonner l’arceau de contrôle à Orly et le préposé, quand je l’ai eu arraché de ma vague, l’a longuement examiné, avec toute la suspicion souhaitée, avant de me demander à quoi il servait. Je lui ai répondu que je l’utilisais pour revisser les jambes articulées des unijambistes en panne. Il n’a pas aimé et y a fallu que je lui montre ma carte de commissaire pour qu’il m’oublie. Je te cite ça au passage parce que ça me revient à l’esprit, mais c’est pas nécessaire à l’action et tu peux biffer ces dernières lignes sans trembler : il ne t’arrivera rien de fâcheux.
Or, muni de mon gadget, j’interprète « parlez-moi d’amour » à la serrure qui dit « oui » rapidement.
Elle est délicieuse, cette maison. Encore plus provinciale que la rue. Tu te croirais chez un notaire de Pont-à-Mousson. A N.Y., c’est pas fréquent de débarquer dans un petit hall comprenant une patère, un gracile guéridon supportant un vase de Gallé et une vue de Casablanca sous la neige, dans un cadre noir, de Saumur, ajouté-je régulièrement car je suis un romancier avant tout humoristique et je dois un calembour par page à mon éditeur, que sinon c’est le martinet. Cette délicieuse entrée comprend un escalier et un couloir dans le fond, une double porte vitrée dans le milieu et un porte-parapluies creusé dans une patte d’éléphant (beurg !) à droite de la lourde.
Chose stupréfiante, la dame au manteau bleu est là, debout dans l’encadrement de la porte, rigoureusement, que dis-je ! féodalement immobile. A croire qu’elle est en pierre, en bois, en fer ou en n’importe quoi d’autre d’infiniment rigide. Et que ma survenance ne la fait pas bouger d’un poil de son pubis ni de son col de renard. Elle me tourne le dos. Elle ne répond pas lorsque, doucement, je gazouille :
— J’espère ne pas vous importuner, mistress Cower.
Franchement, c’est saisissant. Oui, saisissant, une telle immobilité chez un humain en vie. La pétrification, la minéralisation dans toute sa rigueur indicible.
— Hello ! monté-je le ton. Mistresse Cower !
Toujours rien. Toujours roide ! Je m’avance, veux la doubler pour aller examiner son visage de près, comprendre enfin à quoi ça correspond, ce bigntz.
Et c’est dans ce mouvement que je pige.
Car je vois.
Au beau milieu de la pièce est une table de marbre rouge. Un homme est allongé en travers de la table, les pieds tournés vers le mur d’en face. Ses épaules affleurent le bout du plateau de marbre, du côté où nous nous tenons, la blondasse et moi. Juste les épaules car on lui a tranché la tête. On voit la coupe (si je puis dire) du cou d’où sourdent encore des gouttelettes de sang. Sur le tapis y en a une mare d’au moins cinq litres !
Читать дальше