Je me lève, un peu oppressé. Confusément furax après moi et après tout le monde. Me mets à marcher dans son salon comme un prisonnier dans sa cellote pour conserver la forme.
— Ecoutez, Cecilia. J’ai une grande qualité et un gros défaut : j’aime comprendre ! Quand je ne pige plus, je me dis que je suis gâteux ou que ça va être la fin du monde. Et ces deux perspectives me sont aussi intolérables l’une que l’autre. On a inoculé le Sida à Marc ! On lui a enfoncé la tour Eiffel dans le rectum ! Deux actes révélateurs d’une vengeance implacable. On l’a assassiné en usant d’une arme qui n’avait encore jamais servi. On l’a humilié de la pire des façons. On lui a arraché sa vie et son honneur. Putain de merde ! on ne fait pas cela à n’importe qui ! Un tel châtiment doit sanctionner le plus monstrueux des crimes ! Qu’a-t-il fait pour l’encourir ? Il a violé et égorgé un petit garçon ? Il a vendu aux Russes le plan d’attaque des Ricains ? Il a enceinté la fille d’un roi du pétrole ? Sodomisé le Parrain de la Mafia ? S’il n’a rien fait de cela, ma chère amie, son aventure, pour aussi odieuse qu’elle soit, paraît absurde. Vous m’entendez ? Absurde !
J’ai dû hurler, ma parole ! Un peu honteux, je reprends ma place en face de la jeune femme.
— Je lui ai déjà posé la question, murmuré-je, il jure ses grands dieux qu’il est blanc comme l’agneau de la crèche et qu’il ne comprend rien à son épouvantable histoire.
— Je crois qu’il vous a précisément demandé de venir à New York pour que vous éclaircissiez la chose, Antoine. Il ne voudrait pas mourir avant d’avoir compris.
Je tire mon fauteuil plus près de celui de mon hôtesse, jusqu’à ce que nos genoux se touchent.
— Cecilia ! Il n’a fait de tort à personne. Sa mort n’enrichira que son vieux père à qui il a déjà donné trop de fric et le Trésor français ou américain. Alors, à quoi bon le faire disparaître ? Pourquoi l’avoir torturé ? C’est un homme énergique, un battant au grand cœur. Où se situe la faille ? Des femmes ? Vous lui avez connu des pouffiasses inquiétantes ?
Elle a un pâle sourire.
— A vrai dire, il semblait se satisfaire de dames peu compliquées, propres au repos du guerrier, et auxquelles il ne consacrait que peu de temps. Elles n’ont jamais eu à se plaindre de lui, car il était très large.
— Alors, qui a fait le coup, Cecilia ?
Elle me regarde avec calme. Infiniment maîtresse d’elle-même (et de personne d’autre).
— Je l’ignore, Antoine. Par contre, ce que je sais, c’est que vous allez le découvrir !
Et puis elle se penche et sa bouche s’écrase sur la mienne, tchloff ! Sa langue force mes lèvres. Je suis content qu’elle n’ait pas bouffé d’oignons [3] A son sens inné de la poésie, San-Antonio ajoute un côté pratique révélateur de l’homme d’action qu’il est malgré son tempérament contemplatif. Sainte-Beuve .
. Voilà un baiser qu’on pourrait, dans un roman mal tenu, connement qualifier de « brûlant » et qui, pourtant, ne me fait ni chaud ni froid. Je l’encaisse sans le rendre, ce qui n’est sans doute pas très honnête mais correspond à mon humeur du moment. Décidément, les dames Heurff n’ont pas de chance avec ton pote Sana ! La fille d’abord, la mère ensuite, me sautent dessus, et je reste imperturbable.
Déjà consciente de ma froideur, elle a récupéré sa langue et libéré une bouche que je destine à d’autres joies. Me sens plus gêné qu’elle.
— J’ai pensé qu’avec vous, je n’avais pas besoin de refréner mes bas instincts, dit-elle.
— C’eût été dommage, déclaré-je civilement (mais je peux me mettre en militaire si tu insistes).
Là, il serait opportun que je place quelques notes explicatives destinées à éclairer mon comportement, mais je n’ai rien de valable à lui déballer.
Au-dehors, la grande Lincoln funèbre est de retour. Boggy se tient accagnardé contre l’aile avant droite (non : contre l’aile avant gauche, ça fera plaisir à Roland Leroy). Il fume un long et mince cigare. Je le contemple, et puis mon regard revient à Cecilia, sagement assise en face de moi. Cecilia, belle et altière et dont je n’ai pas envie. Et voilà que je ressens un confus sentiment d’impuissance. Une sorte d’intime désarroi. Merde, c’est pas blanc-bleu, tout ça. Et ce serait même un peu glauque, si tu veux mon avis. Qui donc a dit « Les choses sont derrière les choses » ? Michel Rocard, Montesquieu ou le père de Foucauld ? Mets une croix en face du nom que tu estimes être le bon.
— Vous semblez pensif ? remarque Cecilia.
— Plutôt troublé.
— Par quoi ?
Si elle espère que je vais répondre : « Par votre baiser », elle se carre le doigt dans l’œil jusqu’à percer le fond de son slip, Poulette !
En tentant de lui expliquer, je tâche à me l’expliquer à moi-même ; c’est souvent comme ça : les autres ne te sont utiles parfois que dans la mesure où ils te servent de révélateurs.
— Flic, c’est pas un métier, Cecilia, plutôt une philosophie. Ça consiste à sentir les choses qui sont cachées derrière les choses (ne jamais se gratter le cervelet quand tu peux faire autrement). A l’instant, j’ai jeté un coup d’œil au-dehors et j’ai aperçu la grande bagnole stupide et prétentiarde de Marcus. Duvalier assoupi au volant, Boggy fumant un affreux cigare qui doit puer comme des pieds de clodo, dans une pose pour film policier de série B. Mon regard est revenu se poser sur vous, belle dame. Et là : clic ! Ou plutôt « déclic ». Une décharge d’adrénaline est venue freiner la digestion de votre excellent steak. Je n’ai pas aperçu les choses cachées derrière les choses, mais j’ai pressenti leur présence. Ce qui est très important.
Je me lève.
— Merci pour votre accueil, votre repas et votre baiser ; je sais que nous nous reverrons très bientôt.
Je me rapatrie dans le carrosse de mon pote.
— Programme ? demande laconiquement Boggy en écrasant son cigare.
— Dodo ! Et servez-moi donc un bourbon pour la route : j’ai failli manger de l’oignon et cette perspective me chamboule l’estomac.
J’en écrase pis qu’avec un rouleau compresseur. La toute grosse dorme obtuse. Parfois, j’ai le sommeil rustique, surtout quand je viens de changer de puceau horaire, comme dit Béru. Comme si mon corps prenait des initiatives, rompait avec des habitudes pour compenser un certain dérèglement.
On toque à ma porte et, sans que je prie d’entrer, la femme de chambre noire s’avance vers mon plumard grand luxe avec une table de lit chargée de petite déjeunance.
— Je me permets de vous réveiller, fait-elle, d’abord parce qu’il est onze heures, ensuite parce qu’il y a ici trois messieurs qui vous demandent !
Putain, me dis-je grossièrement, j’ai fait le tour du cadran ! Que doit penser mon pauvre Marcus ! Que je viens chez lui pour tirer ma flemme !
Je prends une pose adéquate ; tu vois, comme ça, le dos contre l’oreiller pour me laisser enjamber par la table.
— Monsieur a dit que le matin, vous prenez du café noir.
— Il a bonne mémoire. Vous voulez bien faire entrer les trois messieurs en question ?
Le plateau est lesté de petits pains croustillants, de cakes, de saucisses frites et d’un tas de trucs propres à te surmener les salivaires.
— Y en a des qui s’ font pas chier la bite ! tonne la voix grumeleuse de l’apôtre Béru. Des qui se prendent pour un millardaire amerloque !
Sublime trio ! Et qui me chaleurise l’entendement ! Mathias, le rouquin, en tweed feuille-morte ; M. Blanc, qui en jette dans un prince-de-Galles bleu, et enfin Béru, vêtu en Bérurier, avec des œufs d’Air France plein son revers et de la mayonnaise Olida en belles traînées pâles sur sa cravate sombre.
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