Elle opine. Puis :
— Antoine, voulez-vous dîner avec moi ? J’ai d’énormes steaks. Je vous les fais à l’oignon, avec une salade et des pêches au sirop. On finirait la bouteille de vin blanc !
— O.K., Cecilia. Mais en ce qui concerne les oignons, vous pouvez envoyer ma part à une œuvre de charité, car je suis allergique à ce bulbe, malgré son caractère profondément républicain. Je vais aller dire à mes accompagnateurs qu’ils aillent se restaurer de leur côté et qu’ils viennent me rechercher dans deux heures.
Je me sens guilleret tout à coup. C’est vrai que c’est un bon copain, cette femme. On se sent éperdument à son aise, avec elle.
Dans son genre, elle est presque aussi accueillante que sa fille.
J’ai dit « presque ».
CHAPITRE TROIS
Assez dégueulasse, mais pas trop, car si je passe le film « X » en lever de rideau, t’auras le chipolata en déliquescence pour finir ce livre haletant, ce qui serait dommage et n’ajouterait rien à ton standinge.
M’man dit toujours d’une viande fondante qu’elle est « tendre comme de la rosée » ; je n’ai jamais bouffé beaucoup de rosée dans ma vie, malgré cette intense poésie qui est en moi et assume mon rayonnement, mais je pense en effet que le steak au gril servi par mon hôtesse est plus tendre que le regard d’une maman à son bébé. Bien simple, tu pourrais le bouffer à la cuiller.
Par esprit de solidarité, Cecilia a renoncé elle aussi aux oignons frits, ce qui va me permettre de pouvoir l’écouter à moins d’un mètre sans courir au refile. Tu te demandes à quoi tiennent les répulsions pour tel plat ou tel autre ? C’est fâcheux, souvent. Un pauvre, allergique au caviar, ou un baron de Rothschild allergique au topinambour, bon, ils peuvent s’en sortir. Mais imagine le contraire, tu mords d’ici les dégâts ? L’existence perturbée que ces malheureux seraient obligés de traîner !
Nous clapons en silence. Cecilia, en bonne Américaine, arrose sa viande onctueuse d’une kyrielle de sauçailles débectantes. On a beau leur traduire nos livres de cuisine, les yankees, ils continuent à patauger des mandibules. Pour apprendre à jaffer, faut deux millénaires, tu comprends ? La planète sera en cendres radioactives bien avant qu’ils sachent confectionner des mouillettes pour déguster leurs œufs coque. Je m’abstiens de commentaires cinglants, étant galant de nature, mais la manière que je refuse sa corbeille de condiments quand elle me la propose doit lui donner à penser qu’il y a l’Atlantique entre son assiette et la mienne.
Le repas expédié, je l’aide à desservir, chose dont j’ai une sainte horreur. Mettre la table, à la rigueur, je veux bien : c’est générateur d’allégresse. Mais tremper ensuite son pouce dans des sauces figées, merci bien. J’étais né pour être prince ou pour bouffer au restaurant, mécolle, voire les deux à la fois ! Tout de même, dans certains cas je propose mes services, et s’ils sont acceptés, je me dis que la journée ne m’est pas favorable.
L’or du soir tombant allume les vitres de la coquette masure. C’est l’instant serein de la journée. Un jour de plus, un jour de moins. Et la Terre continue de tourner sur l’air du Beau Danube Bleu . Je mate ma Cartier : elle exprime 3 heures. Je suis resté à l’heure de Paname ! Y a pas de raison, on doit vivre avec son continent ! Je l’ôte pour la retarder de 6 plombes. Cecilia admire l’objet. La Pasha, tu parles, elle peut ! La montre de Renaud !
— Les policiers sont riches, en France ? demande-t-elle, en femme pratique.
— Ça dépend, lui dis-je, seuls sont aux as les quelques pourris, rarissimes, qui fricotent avec le Milieu, et puis moi parce que j’écris des livres ; sinon, les autres ont des montres en carton et ils déplacent eux-mêmes les aiguilles avec le doigt.
— Quel genre de livres écrivez-vous ?
— Des livres sans queue ni tête, mais pleins de queues et de têtes, dans lesquels j’essaie de persuader les gens que nous sommes une immense bande de cons. Ils ne me croient pas, ce qui est la meilleure façon d’authentifier cette connerie que je dénonce. Et alors, comme ils pensent que je plaisante, ils rigolent. Je vis d’un merveilleux malentendu.
Elle me déchiffre de son regard perspicace.
— Vous êtes un homme intéressant. Un peu vaniteux, je crois, mais cet orgueil a quelque chose de désespéré.
— Je comprends que Marcus vous ait choisie comme gardien de but dans ses affaires, dis-je. Au fait, je vous propose une chose, Cecilia : racontez-moi tout de votre activité avec mon ami, depuis le début. N’omettez rien. Il se peut qu’en vous écoutant, je fasse « tilt » à un moment ou à un autre.
Elle voit très bien où je veux en venir et ne rechigne pas pour ce parcours du combattant. Quand Liloine a démarré son affaire, il s’est adressé à une agence spécialisée afin d’obtenir une bonne secrétaire parlant français. On lui a proposé Cecilia. Tout de suite ça s’est mis à bien coller entre eux. Elle a été son initiatrice aux méthodes ricaines, le conseillant sans commettre d’erreur. Grâce à elle, il sut très vite ce qu’il convenait de faire et de ne pas faire. Bon, alors son bitougnet pour le blocage des serrures se met à faire fureur. L’affaire extensionne. On bâtit de nouvelles ailes à l’usine, on embauche.
— Une question, Cecilia : vous le voyiez beaucoup en dehors du boulot ?
— Pas tellement, sauf lorsque nous partions en voyage pour le travail.
— Car vous l’accompagniez ?
Elle sourit, l’air de m’expliquer que sans elle il était paumé, Marcus.
— Vous avez eu une liaison, les deux ?
— La question ne s’est jamais posée.
— Pourtant Marc est un tringleur et vous êtes très belle !
— Merci du compliment, Antoine. Malgré tout, je vous le répète, la question ne s’est jamais posée.
Voilà qui est net. Y a même une pointe d’agacement dans sa dernière réplique.
Il existe un mystère chez cette femme. Si j’avais du temps devant moi, j’aimerais le percer (avec mon vilebrequin).
Elle me dévide les péripéties de l’entreprise. Les marchés enlevés de haute lutte, les aléas, les bagarres. Parfois, je crois flairer un bout de piste, mais non : ça retombe ou bifurque. Rien que du courant. La chicorne des affaires, mais de bon aloi. Quand elle arrive au bout de son récit, je dois avouer que je n’ai pas fait tilt du tout.
— Vous connaissez le boursier nommé Harry Cower ?
— Bien sûr : un gros dindon marié à une grosse dindonne.
Décidément, sa mégère ne passe pas inaperçue, au père Cower, pour qu’on ne manque pas de la mentionner chaque fois qu’il est question de lui.
— Vous savez que Marc se trouvait avec lui au Waldorf le soir où il a connu la dénommée Térésa.
— Je sais.
— Vous ne voyez pas ce type impliqué dans l’affaire ?
— Absolument pas. Pour tremper dans des manigances criminelles, il faut avoir un minimum de courage qu’il n’aura jamais. Quand vous le rencontrerez, vous en serez convaincu après cinq minutes de conversation.
— Et Boggy ?
Elle fait la moue.
— Je n’ai jamais compris que Marc s’entiche de ce traîne-lattes qu’on devine prêt à tout et bon à rien. Mais les hommes comme lui ont curieusement besoin de bouffons. Boggy est le genre à qui on demande de vous apporter un rouleau de papier hygiénique, à travers la porte de la salle de bains, quand le distributeur est vide.
Je ris. Sa définition me semble parfaitement coller au personnage.
— Vous croyez qu’il y a un cadavre entre eux ?
— Ça m’étonnerait : pas de Boggy, mais de Marc. Votre copain n’est pas le genre d’homme à avoir un cadavre dans son placard, et s’il en avait un, il l’y aurait mis tout seul !
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