— Tu sais que ton Einstein a peut-être raison, mon vieux ! soupire Jérémie.
Bérurier sursaute :
— Comme qu’il m’a-t-il appelé ? Einstein ! J’tolérerai pas qu’y m’traite de con !
— Maintenant, je vais vous répartir la besogne, les gars.
Ils lèvent la patte avant droite et attendent, comme trois chiens de chasse prêts à être lancés sur une proie.
— Toi, Mathias, tu vas t’occuper du département médical, ce qui est ton rayon. Enquête au labo où eurent lieu les premières analyses. Interrogatoire du chirurgien ayant opéré Liloine de la tour Eiffel et du personnel hospitalier où il a été en traitement. Tu parles couramment l’anglais, tu n’auras aucune difficulté. Vu ?
— Vu !
— Voilà mille dollars, fais au mieux. Toi, monsieur Blanc, puisque tu subodores une combine nègre dans cette affaire, enquête dans ce sens. Je crois me rappeler que toi aussi tu manies convenablement la langue de Faulkner ?
— Assez bien pour commander un Coke, plaisante-t-il.
— Alors prends également ces mille dollars et bois des Coca. Quant à toi, Gros, tu restes ici pour assurer la permanence. C’est à toi que nous téléphonerons, les uns et les autres, quand nous voudrons établir la liaison. Implante-toi dans la carrée, parle avec mon pote sans toutefois l’épuiser. Observe les agissements de chacun ; bref, tu constitueras notre bastion.
— C’est pas un bastion, c’est une pissotière, murmure M. Blanc en se levant.
Il y a des miracles : Béru, emporté par un pet délicat, ne l’a pas entendu.
Comme j’en ai classe de la Lincoln porte-avions et, plus encore, de la présence catafalqueuse de Boggy, je prends un taxoche. Rien de plus facile à N.Y. où ils grouillent comme des bacilles dans une éprouvette. Tu te places carrément dans la rue, à la lisière du trafic, et tu lèves le bras. Le temps de compter jusqu’à dix (sauf cas particuliers) t’as l’une de ces chignoles jaunes qui stoppe à ta hauteur.
Bien reposé, ragaillardi par l’arrivée de mes sbires, je me sens à New York comme Rastignac à Paris.
Avant de sortir, je suis passé voir Marcus dans sa piaule, mais il dormait, épuisé par la toilette que vient lui faire quotidiennement une infirmière qualifiée. Je l’ai contemplé un long moment, troublé par d’étranges images. Des bouffées de mémoire morte… Je nous revoyais à la pêche aux écrevisses. On avait des « balances », espèces de filets ronds et plats que des fils pyramidaux maintenaient suspendus à un bâton. On attachait un morceau de barbaque avariée au centre du filet, ensuite on l’arrosait d’essence de térébenthine car l’écrevisse est conne (à preuve : elle se déplace à reculons) et la térébenthine la fait bander. On déposait la balance dans un élargissement du ruisseau, là que la flotte cesse de galoper. Et puis on attendait en cassant des branches de noisetier pour s’en confectionner des arcs, des flèches, voire des lance-pierres. De temps à autre on allait relever nos balances. Des écrevisses s’affairaient à tortorer la bidoche en décomposition. Y avait plus qu’à les bicher par le dos et à les glisser dans un petit arrosoir rouillé, à demi empli d’eau et servant de vivier provisoire ; nous possédions chacun le nôtre.
Tu vois, tout ça en regardant crever un homme. Un homme que j’ai connu petit garçon. On se mesurait la bite et chaque fois on tombait d’accord : il avait la plus longue (de peu), moi la plus grosse (de beaucoup). Et maintenant, il crève avec sa bite entre les jambes, Marcus. Et ça me fait chier de le voir mourir dans les Amériques, loin de la forge paternelle. Mourir parmi les gratte-ciel alors que chez nous, les vieux murs de pisé, pleins de lézards et de touffes d’herbes, retournent doucement au sol d’où ils sont sortis, en une lente coulée blonde.
Mais cela dit, j’aime bien New York, tel qu’il est en ce début d’après-midi, sous un soleil pâle, avec ses bâtisses de verre et de béton qui ne vous écrasent cependant pas car tout cela se dresse à angle droit, si bien que lorsque tu te places au milieu d’un carrefour, tu vois le ciel par les quatre bouts. C’est de là que vient la féerie. Et c’est pour ça que cette putain de ville, si prodigieusement cosmopolite, m’impressionne presque autant que Venise, dans un sens… M’impressionne, la cité formidable par sa population si tant tellement mêlée, où grouillent des rabbins, des flics négligés, des gagne-petit ambulants jaunes, noirs ou gris ; des dames en vison, d’autres en bigoudis et d’autres encore en vison et bigoudis. M’impressionnent, ces rues numérotées dont quelques-unes, comme la 42 e, par exemple, ont plus d’importance que les autres. M’impressionnent, ces boutiques insensées où l’on vend des choses invendables, jamais vues nulle part ailleurs, ces épiceries pleines de laisser-aller, ces arbres rares brusquement découverts dans quelque renfoncement de building. Et ces aveugles qui mendient sur leur pliant ! Ces restaurants de toutes les nationalités qui se succèdent en une sarabande lourde d’exhalaisons inquiétantes. Et la vie qui galope sans trop se presser. Un concert de klaxons brusquement au cul d’un bus qui a du mal à manœuvrer. Un flic à cheval, payé sans doute par le syndicat d’initiative ? Des êtres errants, soliloqueurs, qui invectivent la vie brusquement parce que eux, sans doute, la voient telle qu’elle est !
Un énorme poisson jaune sort du flot pour se ranger devant moi. Le driver attend que je monte, impassible. Il porte une petite calotte tricotée. Je lui balance l’adresse et il décarre sans avoir marqué le moindre signe d’entendement. Sa plaque professionnelle dit qu’il se nomme Moshe Pilaro. L’étoile de David, en faux rubis, est collée contre sa boîte à gants. Il vire à gauche. Bientôt, on passe devant le Rockefeller Center et sa patinoire, sa librairie française qui rétrécit d’année en année. Autrefois, elle occupait tout un côté du bloc, et maintenant ce n’est plus qu’une petite boutique coincée entre des magasins plus importants. La France fond gentiment, mes frères. Pas la peine de vous gargariser au sirop de coq gaulois ! Elle est en train de faire du nanisme, la chérie, quoi que clament nos leaders !
Bon, tant pis, ç’aura été une belle histoire.
Les banquettes de faux cuir du bahut sont crevées par endroits, et poisseuses je te dis que ça ! Une vitre me sépare du conducteur, mais ce con de Moshe l’a criblée de tellement d’autocollants qu’on ne voit plus à travers.
Je me rencogne, comme on dit. Je pense à mes loustics et à notre conseil de guerre, tout à l’heure. Leurs opinions plutôt concordantes : crime de nègre, assure Jérémie ; Marcus a chopé le Sida tout seul ! prétend Alexandre-Benoît ; les deux agressions sont à dissocier, conclut Mathias.
Et moi, comme hier, je me répète : « Les choses sont cachées derrière les choses. » Tu parles d’une antienne ! Nous sommes tous logés à la même antienne. Des flashes qui me font soubresauter les cellules grises. Hier, chez Cecilia : Boggy fumant contre la Lincoln ; elle me regardant de ses grands yeux qui pigent tout. Et puis, à l’instant : Marcus endormi, épuisé, presque évanoui à force de fatigue. Et pourquoi ça me fait évoquer nos pêches à l’écrevisse ? Je sens confusément qu’il y a un rapport direct entre Marc endormi dans son lit d’agonie et nos équipées de gamins. Une certitude profonde, enfouie sous des montagnes d’oubli et qui pourtant me lance je ne sais quel bizarre signal.
Moshe Pilaro stoppe devant une ravissante maison peinte en rose praline, de deux étages, au cœur du Village. Il n’a pas prononcé une syllabe. Je mate son rongeur et lui balance un bifton de cinq. Je lui dis de tout garder, bien que la course se monte à trois dollars vingt, uniquement pour entendre le son de sa voix, car il va fatalement me dire merci. Dans le fion, Gaston ! Il marque sa gratitude d’un simplement mouvement de buste en avant, comme s’il était à prier devant le Mur des lamentations.
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