Il prend sa tête ripolinée à deux mains et ferme les yeux pour, un bref instant, fuir cette maléfique planète où nous promiscuitons si bassement.
— San-Antonio, balbutie-t-il dans un souffle. San-Antonio, mon disciple, mon bébé, tu vas me sauver, dis ? Tu vas trouver une solution à cette horreur ? Dans la société maghrébine, Antoine, le fils se doit au père. Comme c’est beau. Nous ne sommes certes pas des enviandés de ratons, toi et moi, pourtant empruntons-leur ce qu’ils ont de bon ! L’unique élément positif de cette race c’est son sens du devoir filial. Tire-moi de ce mauvais pas, petit Antoine que je vénère. Sauve, enfant ! Sauve ! Sauve ! Je suis vieux, frileux et désemparé. La prostate me brime, Antoine, mon amour. Je bande moins et mou. Mes veines se font saillantes, ma peau se tavelle, ma main tremble quand je bois et quand je pisse. Ma signature déforme. D’étranges excroissances me poussent un peu partout ! Ma mémoire fait des couacs. J’oublie lentement l’horrible essentiel pour ne plus me souvenir que du merveilleux superflu. Bref, je commence à mourir sur pied, Antoine, mon cher gamin. Ah ! par pitié, freine ma chute !
Et il se jette dans mes bras.
— Vous me laissez carte blanche, patron ?
— Comment, si je vous laisse carte blanche ! Mais il est con, ce type, ou quoi ? Je vous dis d’agir ! Et vite ! Tout cela doit s’arranger, m’avez-vous compris ? S’arranger ! Je ne veux plus le savoir ! Ça y est, j’ai oublié. J’ignore tout de ce qui s’est passé. Mais qui vois-je ici ? C’est mon bon Dumanche-Ackouihl ! Cher Philippe, vous passiez ? Quel hasard ! Venez, partons ! Je vous convie à déjeuner. Allons chez Lasserre : qu’on le veuille ou pas, ça reste l’une des plus somptueuses tables de Paris. Je prendrai leur truffe en feuilletage. Rien que pour elle ça vaut le coup de demeurer fidèle à ce restaurant. On y va, cher ami ?
Beau-Philippe se sépare de son fauteuil et suit le vioque en boitillant, à cause des coups de tatane que ce dernier lui a administrés.
* * *
Carte blanche !
C’est bien joli, mais écrire quoi dessus ? Bref recueillement. Ensuite je vais rejoindre les archers qui continuent d’attendre patiemment dans l’antichambre.
— Brigadier, appelé-je, l’ancienne cage à poules de la P.J., existe-t-elle toujours ?
— Il est question de la remplacer par des équipements sanitaires, mais elle est toujours là, monsieur le commissaire.
— Elle ne sert plus ?
— Je me demande si elle a toujours sa serrure.
— Si elle l’a perdue, vous la remplacerez par une chaîne munie d’un cadenas et vous y enfermerez les garnements qui se trouvent dans la pièce à côté. Relayez-vous pour les surveiller jour et nuit. Leur détention sera assez brève, je pense. Ordre du boss, qui vient de sortir, vous l’avez vu : vous ne les inscrivez nulle part. Moi seul suis chargé de m’occuper d’eux. Interdiction de les laisser communiquer avec l’extérieur. S’ils réclament un avocat vous faites la sourde oreille. S’ils s’agitent, vous avez le droit de les calmer avec des baffes dans la gueule. Voici de l’argent pour les nourrir.
Le brigadier, ainsi que ses hommes, sont plutôt surpris par un tel ordre. Je comprends qu’il me faut les motiver. Alors, aux grands maux les grands remèdes.
— Confidentiellement, la chose a trait à la mort de vos infortunés collègues, mes amis, d’où ces mesures exceptionnelles. Je compte sur vous !
Et je leur serre la main à chacun en les regardant droit dans les vasistas, voir si la France s’y trouve, ou, au moins le Cantal et la Corrèze.
Si t’es pas napoléonien, de temps en temps, ne te mêle jamais de commander !
DEUXIÈME PARTIE
ADULTILLAGES
Mort de fatigue, mais incapable de dormir. J’ai beau tirer les rideaux et me foutre un coussin sur la tronche pour étouffer les bruits de la rue, la pioncette ne vient pas. Mes pensées tornadeuses la mettent en fuite. Plus je pense, plus je suis, comme disait Lavoisier ou Pythagore, à moins que ce ne soit Archimède, le gars qui recevait une poussée dans les meules chaque fois qu’il prenait son bain.
De l’insomnie, je passe à l’énervement, puis à l’angoisse. Je voudrais savoir où est M. Blanc, avec sa blonde Ophélie. Rodéo et Juliette !
Au bout de peu, je me lève. Et c’est la sempiternelle douche dite réparatrice qui ne répare rien du tout mais t’en donne un instant l’impression.
Je me reloque en civilisé et quitte l’agence pour aller voir, rue André-Simone, où en sont les deux fameux duettistes, Béru et Pinaud.
Y a déjà des odeurs de cuisine hautement calorique dans l’escadrin et mon auriculaire me chuchote que Sa Majesté doit initier Miss Violette à la frite de ménage. Je grimpe cinq à cinq les marches pour gagner l’étage de la donzelle. Parvenu devant la lourde, je tends l’oreille, ce qui est plus malaisé que de tendre la main. Mais aucun bruit notoire ne s’échappe de l’appartement. En outre, les senteurs oléagineuses proviennent des étages supérieurs. Alors je toque à la porte un message en morse annonçant qu’ici Santantonio et grouillez-vous de délourder, les gars. Nobody et silence unis pour le meilleur et pour le pire.
Je frappe plus fort.
Toujours sans résultat. D’où la nécessité d’extirper mon petit sésame de mes vagues.
Cette serrure est si rudimentaire qu’un simple cure-dents suffirait à l’ouvrir.
J’entre et qu’aspers-je ?
Miss Violette, le nez sur la toile cirée de sa table. Elle a un bras allongé, l’autre qui pend le long de sa chaise. Son nécessaire à schnoufer est déballé sur la table : seringue, ampoules, caoutchouc garrotteur pour l’intraveineuse, boîte chromée, ouate, flacon d’alcool à 90°.
Son bras étendu est dénudé et, dans le pli du coude, s’orne d’un hématome bleu virant au violet. M’est avis qu’elle s’est méchamment chargée, la mère ! S’est votée la dose géante. Je veux redresser sa tronche pour essayer de lire son regard s’il lui en reste un, mais ne le puis, parce que tu sais, quoi ? Elle est beau raide, Violette. En bronze, marbre, bois ou béton. Mais la fameuse justice de berne, c’est la bite d’un académicien, comparé !
Overdose !
Reste à savoir maintenant ce que sont mes amis devenus.
Reste à savoir également ce qui s’est passé dans le logement de la donzelle.
Les choses sont dans l’état où je les avais laissées. Toutefois, il y a de sérieux reliefs de bouffe sur la paillasse de l’évier. Et des cadavres de bouteilles tiennent compagnie à celui de Violette. Quatre flacons de beaujolpif, trois de muscadet. L’éternel duel entre César et Alexandre-le-Gros. L’un est au blanc, l’autre au rouge comme un studio pendant tournage.
Dans la petite pièce attenante, le lit n’a pas été déboutonné.
Je décroche le téléphone et j’appelle chez Béru. C’est dame Berthoche qui me répond. Elle me dit « qu’oh ! c’est vous Antoine, voulez-vous-t-il m’escuser, on était juste en train de bien faire, notre ami Alfred le coiffeur, Samso-Nyt, notre bonne grolandaise et moi. Pile que vous sonnez, Alfred venait d’me fourrer levrette et il me saccade tellement, le monstre, qu’y va m’faire basculer dans la ruelle du lit ! Alfred, doucement, j’te prille ! C’est l’commissaire ! V’lez lu lâcher les roustons, Samso-Nyt, que ça l’excite d’trop, cet homme ! Qu’est-ce y a-t-il pour vot’ service, Antoine. Mon Béru ? J’l’ai pas revu d’pus hier. Y n’a même pas téléphoné, ce sac ! Des époux comme lui, Antoine, si vous croillez qu’c’est une vie ! Arrête, Alfred, bordel ! T’es enragé ou quoi ? Samso-Nyt, j’vous l’ai déjà dit : lâchez les burnes à M. Alfred, y s’connaît plus, l’apôtre, si on lu tripote les pendeloques. C’est sa partie faible. Y l’est chatouilleux des aumônières ! Putain, mais ell’comprend toujours pas l’français, c’t’Esquimaude ! Une bonne femme dont j’lu donne des cours d’vocabiliaire tous les jours ! Si vous l’r’voiliez l’premier, Béru, dites-y qu’il a oublié d’laisser un chèque pour l’E.D.F., Antoine. On va nous couper l’courant et moi j’m’en ressens pas d’baiser à la chandelle ! C’est pas qu’j’aime mes z’aises, mais j’tiens à voir c’qu’on m’fait.
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