— Bonne continuation, Berthe, abandonné-je.
Je raccroche à l’instant précis où elle lance un cri de détresse. J’ai idée que le coiffeur a fini par la catapulter hors du lit conjugal !
Pour être franc, Mme Pinaud, elle aussi, je la dérange.
Pas dans ses transports adultérins, mais dans ses prières. Elle est en pleine neuvaine, la chère femme. Elle implore le Seigneur de guérir les plaques de psoriasis qui lui sont venues aux fesses, la pauvre ! Comme si Dieu était dermatologue ! Faut tout de même pas chérer avec Lui ! Ils sont tous à L’implorer pour la moindre vétille, Le mêlant à des retards de règles, à des traites impayées, à des coliques de marmots, voire à des résultats de loto ! Au point qu’Il ne sait plus où donner du miracle, notre rédempteur bien-aimé. Faut qu’Il s’occupe d’un tas de conneries superficielles, Dieu : la Bourse, l’amour de Rirette pour Jean-Loup, la composition de calcul de Riton, la robe mauve de Valentine, les vilains bubons sur la queue de Gaston ! Cette patience, je te jure ! Et pendant ce temps, on crève en Ethiopie, faute de prières ! On vote Le Pen, on meurt du sida, on massacre des innocents ! Moi, je serais à la place de Dieu, je ferais remplir des formulaires d’imploration. Nature de la requête, motif de votre prière, que proposez-vous en cas d’exaucement ? C’est facile de réclamer quand on est homme et d’accorder quand on est Dieu. Mais faut pas que ça tourne à la gabegie. Moi, Dieu, je veux qu’on Lui fiche la paix ! J’en ai trop besoin pour Le laisser harceler par Pierre, Paul, Jacques. Par suite d’encombrement des lignes célestes, votre prière ne peut être acheminée, vous êtes prié (tiens, à votre tour !) de renouveler votre appel !
Et alors, ces points de squamation, Mme Pinaud s’en affole bien qu’ils ne puissent plus guère lui porter atteinte, vieille, décrépite, disloquée comme est elle. La frime tarte aux fraises, ravaudée de partout, les glandes en déliquescence, les membres cousus de rhumatismes.
Donc, elle a du psoriasis, mais pas de César !
Ignore où il est. S’en tartine un peu les régions sinistrées, mémère ! Y a plus qu’elle, pour elle. Pas d’enfants, juste des maladies et des avaries de machine pour remplacer. Son vieux peigne cradoche et édenté, elle s’aperçoit à peine qu’il existe encore, d’autant qu’il ne fait plus que de dormir, le biquet !
Je raccroche.
Ultime tentative chez les Blanc. Ramadé est dans les angoisses ; tellement, qu’elle a empêché ses chiares d’aller en classe, afin qu’ils restent groupés dans l’attente du père. Les négrillons, ça les perturbe pas, la buissonnière. Nos ancêtres les Gaulois, ils t’en font cadeau ! A qui pourrais-je bien téléphoner ? Il existe des instants où je me cramponne à un combiné téléphonique comme la Méduse à son radeau.
Je vais appeler chez Dumanche-Ackouihl, pour changer. C’est Alberte qui décroche, si promptement qu’elle doit rester tapie, la main sur le combiné, espérant des nouvelles de sa grande fille.
— Oh ! c’est vous ! A la fin, commissaire, dites-moi où est Emeraude ? Où votre grand diable de Noir l’a-t-il emmenée ? J’ai beau appeler mon imbécile d’époux, il se dérobe.
Se dérober !
Ça lui va bien, Beau-Philippe. Qu’aussi sec, je l’imagine en robe du soir, faisant un strip-tease. Je le verrais bien en longs gants noirs, collier de perles, talons hauts, procédant à un décarpillage savant.
La question ardente et noire d’Alberte me fouette l’entendement.
— Mon grand diable de Noir agit pour le bien de votre fille, madame.
— En êtes-vous bien sûr ?
— Tout à fait certain. Avez-vous eu des appels destinés à Emeraude ?
— Aucun. J’aimerais vous voir, commissaire. Ne pourriez-vous passer rue du Ranelagh ?
— Vous ne sortez pas ?
— Non, j’attends.
— En ce cas j’irai.
Je raccroche. Appel aux « écoutes ». Ils me passent les communications qui se sont succédé chez les Dumanche-Ackouihl. Rien d’intéressant : une amie d’Alberte, son coiffeur, des commandes de denrées alimentaires, ses appels au mari, des conversations avec deux copines de cours de la jeune fille pour savoir si elle les avait contactées…
C’est curieux de téléphoner auprès de cette fille morte. Indécent. J’ai l’impression désagréable de commettre quelque sacrilège.
Je sais bien que la mort est un cauchemar qui bascule dans la réalité. Au lieu de te réveiller, au plus fort de l’angoisse, tu t’anéantis. Tu rêves que tu cours un terrible danger. Il te contraint à escalader une montagne plus désolée que le Ventoux, faite d’éboulis. Je sais, je te dis, je sais tout, déjà, moi qui ai eu à mourir. Le sol de la montagne se dérobe sous ton escalade et tu glisses presque autant que tu gravis. Et la terreur croît ! Et ta vie explose ! Et tout est banni, renié, à tout jamais inutile. Le vrai rêve, c’est ce qui fut. Tu avais rêvé que tu existais ; mais tu n’as pas existé, tu n’existeras jamais. Ne subsiste qu’un formidable chagrin de dupe. L’incommensurable désespoir d’avoir été berné.
Je repose le combiné sur sa fourche et reste accoudé à l’espèce de commode qui supporte le téléphone et tout un bordel crassouillard.
Où sont allés mes potes ?
Pourquoi ne m’ont-ils pas donné signe de vie ? Les aurait-on embarqués de force ? Pas fastoche. J’imagine mal le Gros cédant à l’intimidation d’une arme et dévalant l’escadrin sans réagir, en même temps que Pinuche, pour se laisser engouffrer dans quelque bagnole en attente.
L’état de la morte me donne à penser que le décès s’est produit depuis une vingtaine d’heures, c’est-à-dire dans la soirée d’hier. Donc, mes auxiliaires avaient déjà mis les bouts, non ?
Quelle béchamel ! Moi, tu vois, j’aime bien comprendre. Or, l’envolement de Jérémie et de sa protégée, l’absence de Béru et de Pinuche, qui n’ont pas passé la nuit à leur domicile, me cisaillent la cohésion mentale. Je continue de stagner dans le modeste logement de la fille défunte. Pauvre Violette !
Son bras dénudé est blafard, avec de légères marbrures mauves. Il ressemble à un ventre. Et voilà que je tique. C’est le bras droit qui est allongé sur la table. Et la veine se trouvant dans le pli du coude ne comporte qu’une seule piqûre. Aussi sec, je prends mon mignon canif Piaget, lequel comporte des ciseaux. Dominant ma répulsion, j’entaille la manche couvrant le bras gauche de Violette. Pas besoin de découper beaucoup : une ouverture de quelques centimètres me permet d’apercevoir la peau et alors là, c’est criblé de petits points plus ou moins bleus qui sont des traces de piquouzes antérieures. Ses injections, mam’zelle se les pratiquait elle-même, de la main droite. Donc, si elle a été injectée au bras droit, c’est qu’elle a eu affaire à la main-d’œuvre extérieure car, étant droitière, elle n’aurait pu le faire seule. Ce qui revient à dire que l’overdose lui a été administrée par autrui. On l’a assassinée ! Le légiste déterminera cela plus précisément.
Marrant ! Deux filles sous surveillance. La première disparaît avec son ange gardien. La seconde est tuée et ceux qui en avaient la charge se sont volatilisés. Dis, Tonio, ça patine, non ? T’es en train de déraper dans une flaque de mystère, mon grand ! J’imagine un retour d’Hervé Cunar. Il neutralise mes péones et liquide sa souris qui en sait trop.
Et puis on emporte mes deux lascars ! Mais où ? Et surtout comment ? Même en les supposant inanimés, ils ne sont pas faciles à déplacer, Bérurier surtout ! Deux cent quarante livres de bidoche plus ou moins avariée, faut un fenwick pour remuer un pareil tas.
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