— Bérurier ? il demande.
— Non, non, c’est moi, mande pardon. Arrivez à l’agence, boss, le plus vite possible et amenez du monde.
— Comment ça, du monde ?
— Un panier à salade avec deux ou trois gardes, j’ai de la laitue du marché à vous offrir.
Je raccroche sans m’embarrasser de formules de politesse.
Le garçon que je viens « d’accoucher » est un grand jeune homme brun, au regard bleu, qui ressemble à Thierry Lhermitte. De tous, c’est celui qui m’a l’air le plus intelligent avec un côté vraiment sympa. Je soupire :
— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller te fourrer dans une béchamel pareille, Ducon ?
Je viens de commettre une bévue. Cette question réflexion me trahit. Me sort de mon rôle de méchant procédant à un règlement de comptes.
Ses yeux traduisent la surprise. Il murmure :
— Je peux vous demander qui vous êtes ?
— Je te le dirai bientôt. Tu ne m’as pas répondu ?
Il hausse les épaules.
— Disons que j’ai agi par amour.
— Emeraude ?
Il marque une nouvelle surprise et rougit. Léger haussement d’épaules qui constitue un aveu.
— Le frisson de l’aventure ? insisté-je.
— Aussi.
Je ne peux m’empêcher de lui sourire.
— C’est comment ton nom, déjà ?
— Pierre Poljak.
— Qu’est-ce qu’ils font, tes parents ?
— Mon père s’est tué en bagnole il y a quatre ans, ma mère est secrétaire de direction dans une usine de pièces détachées.
Je consulte mes notes.
— Et toi tu es censé faire ton droit ? Il y a combien de temps que tu n’as pas mis les pieds à la fac ?
Geste vague du garnement.
— C’est quoi, tes projets d’avenir ? Tuer des gens ?
Et lui, en me regardant, les yeux pleins de larmes :
— Vous savez bien que non !
C’est vrai : je sais bien que non. C’est pas de la mauvaise graine, juste un gamin qui a voulu épater une petite fille dont il avait le béguin. Putain, que tout cela est triste !
— Attends avec les autres dans la pièce à côté.
— Que va-t-il nous arriver ? se risque-t-il à demander.
— Tu le verras bien, connard ! Tu as voulu vivre des aventures, ben t’es servi !
* * *
Les huiles lourdes !
Le Vieux et son soi-disant second, le sous-directeur Dumanche-Ackouihl.
Ce dernier, comme Charles Quint : dans tous ses états ! Jouant les pères outragés. Il décline le verbe fille au présent de l’indicateur. Ma fille, ta fille, sa fille, notre fille, etc.
— Où est-elle ? Vous me rendrez compte de votre conduite, commissaire, qu’elle fulmigène, la pédale de charme. Il est inconcevable que…
Et quand il reprend salive, c’est Pépère qui relaie, tout au subjonctif sculpté dans la masse.
Tu sais quoi ?
Ils me flanquent sommeil, ces deux crabes de mes fesses. Leurs criailleries, leurs gesticuleries, leurs ridiculeries me font l’effet d’un doux roulis à bord d’une goélette. C’est que je n’en peux plus, moi ! Vanné, te dis-je ! Krouni à zéro ! Mortibus ! Bien que j’aie faim, je serais incapable de bouffer, même si tu m’apportais un gratin de macaroni ou une blanquette de veau exécutés par Félicie. Roupiller ! J’en rêve. Il me semble que j’ai connu ça, jadis, et que j’en ai conservé un délicat souvenir. Je voudrais bien qu’ils s’emportent, tous, et me laissent m’écrouler sur le canapé.
Alors qu’ils continuent de chanter leur duo les deux : lamento pour un commissaire indigne, voilà que, perdant tout contrôle, je me fous à bieurler :
— Mais, bordel ! laissez-moi parler ! C’est moi, ici, qui ai des choses à dire !
Un coup de canon pendant les chants grégoriens de la cathédrale ! Ils se taisent. Cherchent à toutes pompes les pires termes pour marquer leur bien suprême désapprobation. Et même leur courroux de chefs insultés.
Je les prends de vitesse, les entraîne jusqu’à la pièce voisine où sont rassemblés, hagards, épuisés, les neuf lascars que j’y ai empilés. Hébétés les deux dirlos (le vrai et le sous).
— Qui sont ces petites frappes ? me chuchote Achille (j’allais ajouter « à l’oreille », mais il peut pas me chuchoter à l’anus, ça servirait à rien, n’est-ce pas ?).
Je referme la porte avant de répondre :
— Les petits copains de Mlle Emeraude Dumanche-Ackouihl, monsieur le directeur. C’est-à-dire les membres de l’Organisation « Mort aux Vaches ».
Beau-Philippe verdit comme le Trouvère . Tu sens qu’il voudrait dégueuler sa pomme d’Adam, laquelle lui reste en travers du gosier telle une arête de brochet. Il porte la main à sa fesse et s’onqueurt. Je veux dire qu’il porte la main à son cœur et s’affaisse (je te l’avais déjà servie, mais pas sous cette forme qui est la plus aboutie). Les gonzesses, ça s’évanouit de moins en moins dans les livres, alors que c’était main courante dans les zœuvrettes du siècle passé. Toujours : la comtesse surprenait le comte en train de limer la gouvernante des enfants, vite fait, elle tournait de l’œil et fallait que les esclaves du château lui fassent respirer des sels. Et voilà Beau-Philippe qui renoue plaisamment avec la tradition.
Alors, moi, succinctement, je profite de son absence momentanée pour relater à messire le Tondu l’épopée de ces garnements. Tous des camés exception faite pour Pierre Poljak dont la motivation est d’ordre sentimental.
— Ainsi, ce sont ces misérables voyous qui ont tué mes chers agents ! glapit Pépère.
— Non, monsieur le directeur.
— Expliquez-vous, saperlipopette ! J’y perds mon grec et mon latin !
Saperlipopette ! Y a plus que le Vieux pour employer de tels termes ! Vachement rétro, l’ancêtre ! Ça sent l’infusion de verveine à la place du pousse-café ! Quand tes indignances t’amènent à lancer « saperlipopette », c’est que t’as des varices au bulbe, mon pote ! Comme Pinaud, tu mets des chaussettes de laine, un cache-nez et des calcifs longs !
— Cette équipe de petits cons a été constituée par un certain Hervé Cunar dont Béru et Pinaud s’occupent présentement. Il a eu ces glandeurs avec de la came, patron. Tous sont plus ou moins des enfants de familles honorables, à l’instar (ça aussi, c’est pas triste à placer dans une phrase « à l’instar ») de Mlle Dumanche-Ackouihl. Cunar est un type machiavélique que j’ai hâte de rencontrer. Il a eu une idée géniale : rassembler ces neuf gosses, les diviser en trois équipes de trois et leur faire croire, aux uns et aux autres, qu’ils étaient devenus des terroristes meurtriers.
Le Dabe dépose sa main d’archevêque sur mon bras de gladiateur tuberculeux.
— Attendez, attendez, pas si vite, mon cher, j’ai du mal à vous suivre.
Je m’aperçois que la sous-directrice vient d’entrouvrir un lampion. Beau-Philippe écoute tout en feignant d’être dans le coltar, ce qui lui épargne de durs instants.
— Je m’explique, patron : Cunar avait établi, au sein de sa bande, une règle formelle du silence. Les membres de l’Organisation étaient contraints de fermer leurs gueules et de s’abstenir entre eux de toute confidence sous peine de mort ! Lorsqu’il décidait l’assassinat d’un de nos braves gardiens de la paix, il convoquait tout le groupe et annonçait le programme : la cible et le moyen adopté pour la liquider. Ensuite, il déclarait qu’il allait choisir l’une des trois équipes et qu’il la préviendrait secrètement.
Bien entendu, c’était un tueur professionnel qui se chargeait de la mission. Seulement, tous les mômes étaient ensuite convaincus que le meurtre avait été perpétré par trois d’entre eux. Comme ils étaient terrorisés et ne se faisaient pas de confidences, cette certitude se trouvait solidement ancrée dans leurs pauvres cervelles de camés. Ils sont persuadés, à l’heure où je vous parle, que six d’entre eux sont des assassins et que le tour de leur propre groupe va venir. Génial, non ?
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