— Je vous signale que mon indifférence n’entraînait aucun engagement de ce genre, me hâté-je de préciser.
Mais il ne prend pas garde à cette interruption.
— Bon, je prends par le Bois et je vais me garer dans l’allée des Brésiliennes. Pour être à mon aise, je passe derrière. Ma passagère m’examine bien Coquette, vérifier qu’elle est en ordre. Et la voilà qui se met à table. Une vraie féerie, si je vous disais !
Il abaisse précipitamment sa vitre pour invectiver un banlieusard au volant d’une modeste Ariane :
— Fallait venir avec ton tracteur, si tu sais pas conduire une bagnole, crème de fesses !
Et reprend :
— Une surdouée, cette dame ! J’en ai connu des bouffeuses de glands, mais expérimentée à ce point, encore jamais ! Quand elle a eu fini, les travelos qui nous étaient autour ont applaudi. C’était tellement inouï que je lui ai carrément offert la course, à cette personne. Elle voulait pas, elle assurait que je la gênais. Mais si on n’a pas un tant soit peu de savoir-vivre, faut rester chez soi, non ?
J’approuve.
Distraitement. Car depuis un instant, je viens de piger pourquoi Jérémie et Emeraude ont quitté le domicile des Dumanche-Ackouihl. M. Blanc a évacué la gosse pour aller la mettre en sécurité. Parce qu’il a découvert chez elle qu’elle était en grand danger imminent. Et ce danger doit résulter du coup de fil qu’elle a donné à Violette.
— Vous ne trouvez pas ? me demande avec insistance le taxi-driver .
Je tombe en torche de ma méditation.
— Pardon ?
— Quatorze c’est déjà beau, tout le monde les a pas.
— Quatorze quoi ?
— Vous écoutez pas ce que je vous dis, soupire le conducteur, humilié. Je vous parlais de mon zob qui mesure quatorze centimètres, des naseaux au garrot. Y a sans doute mieux, mais c’est plus cher, non ?
* * *
Ayant récupéré ma Maserati, je me rends à l’Agence de Renseignements qui nous sert de façade. J’espérais confusément que Jérémie et la gosse s’y trouveraient, mais les locaux sont déserts. Alors je téléphone chez les Blanc. C’est Ramadé, la vigilante épouse, qui répond. Je lui demande si elle a des nouvelles de son Tarzan, elle répond par la négative. Alors, en désespoir de cause, je tubophone chez les Dumanche-Ackouihl. Alberte décroche. Chez elle, l’anxiété a fait place à la rancune.
— Où est ma fille ? m’apostrophe-t-elle.
— L’inspecteur Blanc veille sur elle, ne vous tourmentez pas !
Et je raccroche. Merde, ça coince. La journée se meurt sottement, à la fleur de l’âge. Epuisé, j’ôte mes tartines et mon veston avant de m’allonger sur le canapé du salon. Faut que je franchisse un peu de durée, ensuite cela carburera mieux. Dormir ! La meilleure façon de tuer le temps.
Le sourd grondement du dehors devient un gros ronron de machine. Je ferme les yeux, après avoir posé ma tête sur mon coude droit replié. A plaisir, j’essaie d’imaginer le slip de Mme Dumanche-Ackouihl. La môme Maria doit l’avoir mis et prend probablement des poses suggestives devant son armoire à glace.
* * *
Quand je me réveille, il est minuit docteur Chouette z’Air. Pile ! Que tu pourrais croire qu’on a enlevé la petite aiguille de ma montre.
La noye règne dans la pièce. J’ai une impression de froid et un peu de gueule de bois, bien que je n’aie pas bu d’alcool depuis la révocation de Lady de Nantes. Je vais actionner les commutateurs et la luce inonde notre agence. Je me coltine jusqu’à la salle de bains. Dans la glace du lavabo, j’avise un quidam revêche avec une tronche pas racontable. Ma barbe a poussé et de vilains cernes sous mes paupières donnent l’impression que je viens de me séparer de lunettes longuement portées.
Bien que disposant d’un rasoir, je décide que cette herbance convient au look que je veux prendre cette noye. Je me dessape entièrement pour prendre une sérieuse douche, brûlante au départ, glaciale à la fin. Nu comme un verre vert de vers, je me rends au dressing où figurent des tas de nippes destinées à nous modifier un tantinet soit peu dans les cas particuliers.
Je choisis un jean délavé, un blouson noir râpé dans le dos duquel on a peint l’aigle américain qui a le regard du pasteur Jackson, plus un T-shirt blanc comportant des caractères japonais dont j’espère qu’ils signifient des trucs dégueulasses dans la langue du Mikado.
J’enquille une chouette pétoire dans le blouson, un lingue dans ma basket droite. Me voici paré pour l’action nocturne.
Au Drugstore Publicis , je fais l’emplette de boucles d’oreilles et vais aux chiches en fixer une au bout de mon lobe. Avant de quitter cet honorable magasin, providence des glandeurs de nuit, j’acquisitionne également des décalcomanies qu’on peut faire adhérer à sa viande et qui composent des tatouages classiques. C’est la petite vendeuse bellement roulaga qui me les pose. Sur l’avant-bras droit, là que la peau est lisse comme un bâton d’agent, elle me colle celui qui représente une pin-up salace laurée de cette fière devise : « Ni Dieu, ni Maître : ton Cul ! » Et sur l’avant-bras gauche, j’ai droit à un très joli dragon d’élevage, à peau bleu métallisé, crachant une flamme qui compose le mot « merde ». Ce complément d’habillement parachève joliment ma tenue. Oh ! puis non : bouge pas ! J’emplette encore un pot de gomina à reflets rouges. Nouvelle visite aux gogues. L’homme qui déboule sur les Champs-Zé a droit automatiquement à une place assise dans le métro et, posséderait-il l’horloge parlante en guise de montre-bracelet, personne ne songerait à lui demander l’heure.
C’est ainsi accoutré que je me rends Au Grand Valdingue une boîte very hard et frétillante de la Bastille, installée dans un ancien entrepôt de la rue Mélécasse. Seigneur, cette ambiance ! Ce vacarme ! Cette odeur ! Ce tohu ! Ce bohu ! Tu franchis le seuil et si t’es pas un habitué de l’endroit, tes tympans se mettent à pisser le sang et ton cœur vient cogner juste à l’emplacement de ta glotte. Ce lieu pourri doit servir à la Nasa pour des expérimentations tortueuses ; encore qu’on n’envoie plus personne dans les zéniths depuis lurette. Les Ricains, je croyais qu’ils allaient se l’annexer, le cosmos. Je voyais déjà des villes là-haut, en l’an 2000. J’imaginais des stations orbitales gigantesques, avec des magasins, des terrains de baise-bol, des supermarkètes, des boxons, des toiletteurs de chiens, des morpions, des hôpitaux, Canuet, dix chaînes tévé, des MacDonald’s, le canard Reagan, Disneyland, la famille de Monaco, un réseau autoroutier, des George Bush (d’égout), une permanence du Cul-Cul-Clan, Davies Bovin, des hôtels pour homos sexuels, le virus du sida, une fabrique de pop-corn (d’abondance), le général Mac Heusdress, la générale Motor, des pizzerias, et une reproduction en chlorure de vinyle du grand canon du Colorado. Et puis je voyais bien d’autres trucs, étant poète de métier et même de tempérament. Le futurisme c’est mon job. Ma gamberge a pris la relève de celle au père Jules Verne. J’en devine des fabuleuseries à venir. La prospective, elle est innée chez moi ! Le monde de dans cent piges, je peux te le décrire sans oublier le moindre chmeurtzblick ni le plus petit taploski (rien que ces mots qu’existent pas encore te donnent la mesure de mon aucourantement, non ?).
Je les sais jusqu’à leurs numéros fidjéro-missilisés, les boulevards du ciel, les chaudelances de rampement, les flatulences perpendiculaires, les borgnoteries culminantes tout bien ; tout parfaitement, à fond ! Ça m’en fait une belle de prévoir tout ça ! De le connaître à l’avance, au toucher imaginaire, cette lumière des aveugles qui leur permet de nous larguer dans les méandres.
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