— Merde ! s’écrie Emeraude.
Troisième silence.
— Ecoute, Violette, la police est au courant de tout, il faudrait prévenir les copains qu’ils disparaissent.
— Mais je…
Là, Emeraude raccroche précipitamment. Je suppose qu’elle avait mis à profit une courte absence pipi de Jérémie. La môme Violette crie à plusieurs reprises le nom d’Emeraude, puis maugrée « que tout ça la fait chier » et raccroche. Fin de l’enregistrement.
— Qu’en dites-vous, commissaire ? demande mon partenaire des écoutes.
— Intéressant, merci de m’avoir appelé.
Je coupe pour composer le numéro des Dumanche-Ackouihl que j’avais noté. C’est cette petite garce d’Emeraude qui répond d’une voix tellement candide qu’un contrôleur du fisc en pleurerait.
— Passez-moi l’inspecteur Jérémie, fais-je en réprimant la plus belle rogne qu’un perdreau ait jamais tenue à la disposition d’un prévenu.
Le Crépu fait une entrée solennelle dans mes trompes d’Eustache :
— Ah ! c’est toi.
— Tu es allé pisser ? questionné-je abruptement.
— Il y a dix minutes, il ne fallait pas ?
— La blonde saucisse bourrée de merde que tu surveilles en a profité pour alerter sa bande de Pieds Nickelés.
Atterré, il est, le Black sentimental.
— Pas possible !
— On tient la bande enregistrée à ta disposition, Fleur des Tropiques ! Tu vas me faire le plaisir de talocher la gueule de cette giclure de foutre si jamais elle rebouge un cil, tu m’entends, Romé de mes deux ?
Je ne sais pas ce qu’il répond, ni même s’il répond. Je raccroche.
Ma colère m’emporte à des altitudes où l’air cesse d’être respirable parce qu’il n’y a plus d’air. Je sors comme un fou. La tire blanche de la mère Alberte est là, dans le renfoncement, la clé de contact au tableau de bord. Je m’y rue. Je démarre plus rapidement que Prost quand il court le G.P. du Brésil. Direction la rue André-Simone, à Saint-Germain-des-Prés. Tout en pilotant, je pense que la mère d’Emeraude, dans ma chambrette de célibataire, a dû déjà enlever sa culotte pour me faire une bonne surprise.
Tout de même, ça m’arrache un grand rire de loup à travers mes fureurs. Y a des cocasseries pour t’aider à gravir l’existence, Dieu merci. Sinon, on baignerait dans d’affreux marasmes, dans des désespoirs même pas poétiques. On crèverait d’être !
Une cabine téléphonique, posée toute conne à la pointe d’un square triangulaire m’attire. Je stoppe en triple file devant la guitoune. Par chance, comme elle fonctionne avec des cartes magnétiques, elle n’a pas encore été vandalisée et deux ou trois coups de turloche me permettent enfin d’atteindre Bérurier. Je lui donne un ordre précis et raccroche.
Cette garce d’Emeraude !
Mais n’est-ce pas logique qu’ayant balancé ses compagnons de turpitude, elle soit saisie par le remords et les veuille prévenir ? La chose prouve qu’elle n’est pas égoïste et ne se contente pas d’avoir les pieds au chaud. Je suis convaincu que Mister Jérémie doit lui avoir déjà trouvé une montagne de belles et généreuses excuses de ce style.
Juste que je retourne à la tire d’Alberte, un agent est en train de la verbaliser. En le regardant usiner, il me vient un flash rapide. Une sorte de préconscience de la vérité. Mais le temps d’examiner cette fulgurance de l’entendement, tant tellement subconsciente, elle s’est fait la mallouze.
Je m’avance, brème en main. Le poulardin m’a déjà reconnu.
— Faites excuse, commissaire, penaude-t-il.
— C’est moi qui m’excuse, mon vieux.
Il a un bonne bille de paysan. Probable qu’après son service, il a déserté le tas de fumier familial, les labours, le tracteur branlant, pour s’engager dans la police urbaine.
— Vous n’avez pas les foies de ce qui se passe pour vous autres agents ? questionné-je, manière de causer.
Il a un sourire désarmant.
— Je n’y pense pas pour moi, commissaire. Nous sommes tellement nombreux dans Paris, ce serait bien la malchance ! Ce qui me tracasse, c’est pour ceux qui y sont passés ; entre autres le brigadier Santorches qui était mon ami. On a fait l’armée ensemble. Si je vous disais, on a même été « Casques bleus » au Liban, il y a quelques années. Un dur ! Tous les courages ! Venir périr en plein Paris après avoir bravé tant de dangers là-bas, c’est bien l’imbécillité du sort, non ?
J’en conviens. Je le revois dans sa bassine de zinc, Santorches. Le bas-ventre déchiqueté, le visage en partie défoncé. Une petite connasse idéaliste le contemplait éperdument en comprenant soudain ce qu’est la mort.
— Il avait trois enfants, dont des jumeaux qui faisaient sa fierté, poursuit mon interlocuteur. En un rien de temps, on l’a nommé brigadier. Il serait monté beaucoup plus haut dans la hiérarchie, commissaire. J’espère que vous retrouverez cette vermine et que vous lui ferez payer la peau des copains.
— On va essayer, l’ami.
On se serre la dextre et je redécolle, perplexe. J’essaie de comprendre ce qui s’est produit en moi au moment où j’ai aperçu ce brave bougre avec son carnet de papillons dans la main. Comme si une voix mystérieuse me lançait un avertissement. Seulement je n’ai pas entendu et la voix n’a pas voulu répéter.
Il a fait fissa, le Gros, car il est déjà chez la môme Violette lorsque je m’y pointe. Pinuche l’accompagne. Et c’est Baderne-Baderne qui répond à mon impérieux coup de sonnette.
La Violette, c’est Fleur de Misère, revue et corrigée par ma copine Sylvie Poulet, la meilleure costumière de l’époque. Une liquette désastreuse, constellée de taches, un jean qu’on dirait tailladé à menus coups de rasoir, les pieds nus et pas clean du tout. Ses cheveux bruns pendouillent sur le devant de sa scène, masquant son regard écœuré de souris triste. Elle a les bras croisés et se tient adossée à l’évier. J’oubliais : un écouteur de walkman en guise de serre-tronche ; musique à toute heure.
J’avise le message d’Alberte, fiché sur le miroir placé au-dessus de la commode. « Prière d’entrer en contact au plus tôt avec Emeraude D-A. »
— Vous avez pris un tapis volant, les gars ! m’exclamé-je-t-il.
— Une voiture à gyrophare, rectifie le Mahousse.
— Vous ne l’avez pas garée devant l’immeuble, j’espère ?
— Non, c’est des potes qui nous a déposés à promiscuité, moi et la Pine.
Il fouille le logis avec application et le Fossile procède de même.
— C’est du « dur » qu’elle emploie, souligne Alexandre-Benoît, t’as looké son avant-bras, à la miss ? Oh ! pardon docteur, les moustiques sont ravageurs dans l’coin !
Et le Mastar de commenter :
— Le « dur », c’est plus fastoche à trouver, biscotte il exige du matériel.
Pinaud, qui semblait rêvasser depuis ma venue, dit à l’adresse de la dénommée Violette (laquelle n’est pas impériale du tout) :
— Vous voulez bien vous écarter de là, mademoiselle ?
— Vous êtes chiant, vous alors ! proteste la fille.
— On a droit à une p’tite bavure d’rien du tout ? me demande Bérurier, comme un gosse qui réclame une friandise.
— Non, réponds-je sèchement.
Violette s’abîme à l’écoute de son walk et chantonne la musique qu’il défèque. Pinaud reste devant le bloc évier, indécis. Au-dessus de la paillasse dudit, il y a une étagère avec des boîtes de fer marquées « farine », « sel », « riz », etc. Il s’en saisit et, dépourvu de vergogne, les vide dans le bac à plonge. Elles ne révèlent rien qui soit de mauvais aloi.
Il ouvre la petite porte dépeinte, dans les vert noyé, qui masque la poubelle. Un sac de plastique garnit les parois de la boîte à ordures. Y a déjà une accumulation de déchets dans le sac. Le Vioquard ôte le sac du seau et examine le fond de celui-ci. Puis il enfonce un bras parkinsonnien dans le récipient émaillé. Il ramène une boule de papier journal qu’il entreprend de défroisser. Au cœur du papier, se trouve une petite boîte chromée contenant une seringue et des aiguilles de rechange en sachets stériles. Un étui de carton est joint à la boîte, fermé par un élastique. A l’intérieur se trouvent des ampoules entre deux épaisseurs de coton hydrophile.
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