— Ça fait quoi, ton truc ?
— Je ne suis pas chimiste, je peux pas te dire. Mon idée est que cette mousse contient un acide quelconque qui neutralise les contacteurs. Je m’en suis servi pour un casse avenue Niel. C’est un forban des Baumettes qui m’avait donné la recette.
— On peut y aller, maintenant ?
— Sois pas impatient, petit ; c’est comme le préshave : faut que ça imprègne bien avant que le rasoir attaque.
Il est d’un calme qui en dit long sur ses forfaits passés.
— Ce qui me dépasse, murmuré-je, c’est qu’un zig intelligent et courageux mette ses facultés rares au service de l’arnaque ; t’avais les capacités pour devenir un crack dans la vie normale, au lieu de te faire tirer dessus et de te respirer des années de gnouf !
Il n’apprécie pas fort. Renfrogne. Il dit, d’un ton maugréateur :
— Je sais, ça taquine tous les bons pékins ; ils pigent pas qu’on soit tenté par le frisson, l’amoralité, la marge…
Le voilà qui mate le cadran lumineux de sa tocante.
— Encore un peu de sirop, fait-il en exécutant une nouvelle projection de mousse, et ça va être bonnard.
Y a un oiseau de nuit qui se met à nous faire la converse du haut d’un gigantesque pin voisin. Des souffles tièdasses nous arrivent de la mer. Sauveur lève la tête pour considérer le fronton de la maison. Tu dirais le Parthénon en plus petit, en pas délabré.
— Je me demande ce qu’il branlait dans cette crèche, le Gitano, réfléchit-il. La vie de château, ça devait lui peler la prostate, à force. C’est un mec qui a une monstre bougeotte, la danse de Saint-Gui, le Parkinson. Une journée d’oisiveté et il lui pousse des champignons de partout ! Je me rappelle une période où ça craignait dur pour nous. On était allés se mettre au vert dans une auberge de campagne. Tu crois qu’il faisait la planche, Miguel ? Que tchi ! Il allait piquer les troncs de l’église du patelin pour s’entretenir le moral !
C’est drôle comme nos rapports sont en train de se modifier, Sauveur et moi. Jusque-là, je restais un perdreau à ses yeux. Un flic sympa, certes, mais avec lequel il gardait ses distances. Et puis, à cause de notre effraction mutine, la barrière est tombée et je suis devenu un pote avec lequel il ne se gêne plus. Son parler se laisse dériver, ses confidences remontent le courant. Il est bien aise, en grande confiance.
Il ouvre brusquement la porte en déclarant :
— La minute de vérité !
Rien ne se produit.
— Monsieur le commissaire est servi ! rigole-t-il en s’effaçant pour me laisser pénétrer.
Ce qui impressionne, c’est de trouver deux tréteaux et une draperie noire dans le hall. Probable qu’on y avait installé le cercueil de feu Irving Clay. Curieux que la funeral house du pays ne soit pas venue reprendre son matériel après usage. Il flotte dans l’air confiné une odeur douceâtre et fade : celle de la mort. Le hall est circulaire, un escalier à double révolution l’enserre et une rotonde vitrée l’éclaire. A travers les vitres on aperçoit la Voie lactée. Au fond un immense living, meublé moderne, avec des tapis et des rideaux blancs, me fait un peu songer à l’apparte de Sauveur à Paris. Curieux ce goût marqué des brigands pour le blanc, à croire qu’ils cherchent à oublier la noire laideur des geôles où ils ont séjourné.
Une salle à manger, une bibliothèque, s’il vous plaît ! l’office, et enfin des resserres garnies de denrées de toutes sortes : conserves, bidons, caisses de produits ménagers, une véritable réserve d’épicier en gros !
A l’étage, une demi-douzaine de chambres avec chacune son dressing et sa salle de bains. L’une, visiblement celle « des maîtres », est beaucoup plus spacieuse que les autres, d’un luxe tapageur : peaux d’ours blancs, lit à baldaquin sur un praticable tendu de velours bleu, tableaux libertins, meubles en faux ivoire au style baroque, il en remettait, l’Irving ! Se prenait pour un petit monarque de mes deux.
Dans un renfoncement, se trouve un bureau acier et verre fumé, muni d’un téléphone avec enregistreur de messages, d’un magnéto dernier cri, d’un télex et d’un petit ordinateur Apple ; c’est le coin boulot de l’homme moderne :
— Tu devrais essayer de retapisser la chambre de ton pote Miguel, conseillé-je à Sauveur. Il reste sûrement des traces de sa présence. Moi je vais étudier le matériel sophistiqué du boss pour si des fois il pouvait nous orienter sur ses activités.
Kajapoul acquiesce et se trisse. Moi, peinardo, je prends place dans le fauteuil pour tripoter les appareils rassemblés sur l’épais plateau de verre.
C’est intéressant, notre job, quand on le pratique consciencieusement, sans hâte, avec une minutie de documentaliste.
J’ai cramponné une feuille de faf sur la rame vierge en attente près de l’ordinateur, dégagé un stylo-feutre d’un godet de cuivre que ça représente plus ou moins un poisson debout sur sa queue. J’étudie chacun des appareils et je prends des notes, au fur et à mesure. Je suis à ce point captivé par mon boulot que je ne me rends pas compte du retour de Sauveur, aussi ai-je un sursaut lorsqu’un ronflement retentit dans la chambre. Je trouve le vieux voyou allongé sur le plumard, tel un gisant, les mains croisées par-dessus son pénis, la bouche entrouverte.
Je me lève et ce léger bruit le soustrait à Morphée. Il a un geste vain pour saisir dans son veston la crosse d’un feu qui ne s’y trouve pas.
— Merde, j’étais parti à dame, fait-il.
— Tu as découvert la piaule du Gitano ?
— Pas dif, y avait des bouteilles de Marquese de Riscal plein son placard ! Son jaja d’élection ! Dans les moments de spleen, il se shootait au vin rouge espago. De plus, j’ai dégauchi l’adresse de son frelot dans un tiroir, plus des costars qui ne peuvent pas appartenir à quelqu’un d’autre car il se loque d’une manière un peu glauque, le frère ! Les rayures, c’est son vice. Plus elles sont larges et voyantes, plus il gode dur.
— Curieux qu’il n’ait pas emporté sa garde-robe en partant, non ?
— S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il compte revenir.
— Oui, t’as raison. Autre chose ?
— Un jeu de patience ; il s’en était fait apporter un en prison et il y passait des heures. Mais j’ai déniché un truc intéressant, petit.
— Quoi donc.
— Pas dans la carrée de Miguel, ailleurs, une planque sous l’escadrin. Vachement astucieuse, faut vraiment mon esprit tordu et mon œil de lynx pour la repérer.
— Tu me montres ?
Il saute du lit avec une souplesse qu’on ne lui soupçonne pas.
L’escalier (à double révolution pour les fêtes du bicentenaire) est en faux marbre bien imité. Les trois premières marches à partir du palier, reposent dans une épaisseur de plafond en toc, destinée à camoufler les tuyauteries et autres conduits d’aération. La rampe de plexiglas ne tient à la volée de marches qu’en trois points : en haut, en bas, au centre. Sauveur me fait descendre une demi-douzaine de degrés, puis se tourne face au palier. Il passe sa main sous la troisième marche, laquelle comporte une large et invisible encoche, et tire. Les trois marches pivotent du côté du vide, révélant la large cavité où, effectivement, passent des tuyaux, mais qui sert aussi de réceptacle à un véritable arsenal. Je dénombre une mitraillette légère, un pistolet-mitrailleur, deux revolvers de gros calibre, un talkie-walkie à longue portée, un chalumeau oxhydrique, des trousses à outils visiblement destinés au craquage des coffres-forts, des boîtes de munitions, des grenades soporifiques, des couteaux à manche équilibré (pour le lancement), plus une chose large que je prends de prime abord pour un gilet pare-balles.
Читать дальше