Il fait un temps sublime. La mer n’est pas bleue comme tu pourrais le penser, mais d’une couleur brune, plutôt dégueu, qui n’incite pas à la baignade. Il souffle un vent mutin et les branches des pins parasols frissonnent au soleil doré de cet après-midi finissant.
Je me sens un poil désenchanté. La môme de Sauveur est exquise ; baiseuse inspirée, elle a de la culture et même de l’esprit ; le truand repenti est sympa, plutôt silencieux, et pourtant leur récent deuil pèse sur notre équipée. Je les sens meurtris, en charge d’une lourde peine. Ce chagrin qui les soude les isole un peu de moi. Je me fais l’effet d’un parent de la famille venu les assister et qui se croit obligé de feindre une compassion qu’il n’éprouve pas.
Sauveur, c’est pas le mec à fignoler son installation. Quand il a jeté sa valdingue au travers du lit et qu’il a recoiffé ses crins gris, il est déjà paré. A travers la petite baie de mon bungalow, je le vois foncer vers le bar du motel, le dos rond. Je me hâte d’accrocher mes deux costars de rechange (infroissables) dans la penderie, sur des cintres de fil de fer, qu’ensuite de quoi je vais rejoindre mon nouvel « ami ». Il se fait une bibine, au bar. L’endroit se compose d’un comptoir, au-delà duquel il y a un gril et un fourbi propre à la restauration. Un Noirpiot est seul à gérer l’établissement. Il fait la bouffe, sert, encaisse, vaisselle. Sa veste blanche ressemble à la palette d’un peintre. Une musique disco viorne à plein chapeau, fêlant les tympans d’une clientèle qui, pour l’instant, se résume à Sauveur et à ma pomme.
Je désigne le verre mousseux de mon compagnon.
— Le même ! dis-je.
Le Noir me sort une boutanche de son réfrigérateur et la pose devant moi, en même temps qu’un verre dont les bords proposent une gamme étendue de rouges à lèvres allant du cyclamen à l’indigo. La plonge, pour cézigue, c’est un projet sans cesse remis à plus tard.
Je lui tends le glass.
— Vous n’en auriez pas un autre qui ne soit pas en couleur, fiston ?
Il examine le verre et, sans piper, me le remplace par un autre qui, lui, n’est souillé que par une trace de ketchup très en relief.
Je m’avoue vaincu.
— Vous voyez ça comment ? demande Sauveur.
Je comprends qu’il fait allusion à notre « enquête ».
— Pour commencer, nous devons trouver l’identité du patron défunt de Miguel, savoir où il habitait, essayer alors d’en apprendre un max sur ses activités. Il doit rester dans le coin des mecs qui ont connu le Gitano. Là, tu vas m’être utile, Sauveur, en me précisant les penchants de ton pote, ça nous aidera à orienter nos recherches ; c’était quoi ses hobbies : le jeu, la picole, la baise, la peinture à l’huile ?
Un léger sourire égaie un court instant la bouille burinée de Kajapoul.
— Les putes ! répond-il sans hésiter.
— Prima ! m’exclamé-je. Voilà une chouette indication.
— Il ne tirait que des pros, poursuit Sauveur, c’était son vice. Les autres femmes semblaient ne pas l’intéresser. Lui, y avait que les gagneuses. Il leur demandait des trucs pas croyables, comme, par exemple, de s’enquiller le goulot d’une bouteille de rouille dans la moniche et de verser. Il buvait le trop-plein. Sa façon de sabler le champagne. Une peu barjo, côté mœurs, l’artiste ! Il raffolait aussi du moulin à café. Je sais pas si vous avez vu ces moulins d’autrefois, comme y en avait chez nos grands-mères ? Lui, il s’en trimbalait toujours un dans le sac Air France qui lui tenait lieu de baise-en-ville et où il remisait son feu de rechange quand il allait au charbon sur un gros coup. Dans une boîte en fer, il conservait du caoua en grain. Le moment venu, il garnissait le magasin du moulin, puis il plaçait son mandrin qu’il avait long sous le bras de la souris et lui demandait de moudre le café. Des lubies sexuelles, quoi ! Des fantasmes, comme on dit dans la presse ! Y avait également la corde à piano avec au bout l’olive de plomb. Il carrait ladite dans le fion de la pute, tendait la corde et la pinçait. Il appelait ça « sa petite musique de cul ». Un vrai numéro ! Il aurait pu se produire dans les taules sexy de Copenhague.
A cette évocation, Sauveur éclate d’un rire de loup.
— Ce que tu me balances est primordial, mec. Tu penses bien que ton Gitano, s’il a séjourné dans ce patelin, a nécessairement cherché des lieux de « détente » pour donner libre cours à ses fantaisies. A nous de les retrouver et de mettre la main sur les filles qui lui ont accordé satisfaction.
Je hèle le barman :
— Hello, Sony !
Il est assez beau gosse, cézig. La trentaine, un visage morose mais bien dessiné, avec des yeux verts et pas du tout la bouche en gants de boxe.
Il m’interroge du menton.
— Y a longtemps que vous habitez Gulfport ? je lui demande.
— C’est important ? me répond-il d’un ton froid.
— Ça ne met pas en question la sécurité des Etats-Unis mais ça vous permettrait de gagner un peu d’argent, dis-je en confectionnant un petit bateau à l’aide d’un bifton de cinq dollars.
C’est pas un vénal et le billet de cinq pions le laisse froid comme un nez de chien humant la trace d’un ours blanc sur la banquise.
— Deux ans, répond-il.
— C’est suffisant pour avoir une idée du patelin. Vous devez connaître, au moins par ouï-dire, les endroits où l’on s’amuse dans le secteur, non ?
Lui, il nous situe touristes bambochards. Se dit qu’on veut foiridonner un brin, ce soir. Il hoche la tête :
— Moi, vous savez, ce genre d’endroits… Je sais qu’il y a Les Délices , à Long Beach, et puis Le Casino Folie’s sur la route de Biloxi. A part ça, je ne vois rien d’autre.
— C’est déjà beau, fiston.
Je balance mon bateau dans sa direction, d’une pichenette.
Il le regarde, s’en saisit, le déplie, puis déclare :
— Y a pas assez, monsieur. Deux bières, ça fait six dollars ; c’est de la Spaten que votre ami a demandé.
— Ce billet est pour vous !
Il secoue la tête :
— Manque un dollar, monsieur.
Le con ! Je lui virgule un deuxième talbin. Il me snobe, ce gus ! Ah ! dis donc, la case de l’Oncle Tom, c’est loin !
Dans le fond, le vieux de l’office, avec sa tronche de casse-noisette en bois, il serait plus sociable. Bien qu’il soit le patron du motel, il enfouille presto les pourliches tombés du ciel. Faut voir comme il griffe mon verdâtre de dix points, l’ancêtre.
Je lui raconte n’importe quoi (d’ailleurs il s’en torche), comme quoi j’ai connu en Europe un mec d’ici, dont on m’a dit qu’il était décédé assez récemment. Un gars aux as qui habitait une belle demeure style colonial.
Le grand-dabe acquiesce.
— Je vois de qui vous parlez, déclare-t-il. C’est d’Irving Clay.
Je note que son expression a changé : elle est devenue défiante.
— C’était un de vos amis ? s’informe-t-il.
Moi, la barre à droite, toute !
— Pas le moins du monde. Je l’ai connu à Paris. Je tiens un office de location de voitures et il voulait absolument que je lui fournisse un cabriolet Mercedes. Dans mon job, on ne loue pas de cabriolets et ça été la croix et la bannière (étoilée) pour lui en trouver un. Il a été si content qu’il m’a invité à dîner. Il était dans les affaires, m’a-t-il dit.
— Drôles d’affaires, bougonne le vieux.
— Ah ! bon, effaré-je. Vous semblez réticent ?
Il se ferme :
— Moi, je ne me mêle pas de la vie des autres, j’ai assez de mal à finir la mienne convenablement.
Il m’indique tout de même la baraque de cet Irving Clay. Me dit qu’il est clamsé d’un cancer et qu’on l’a incinéré. Le gars en question vivait depuis des années avec une femme à laquelle il a tout légué. Une poupée pas mal roulée, blonde, avec d’immenses yeux couleur myosotis, si vous voyez ce que je veux dire ? Après la crémation, elle a fait ses valises et elle est partie pour New York.
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