— Gamin, j’en ai marre d’être un vieux con déguisé en vieille conne.
Pastor alignait les verres de bourbon pour faire glisser les pilules antidépressives. Il n’y avait rien d’autre à faire.
— Pourtant, je m’y suis collé nuit et jour…
C’était vrai. L’inspecteur Van Thian avait utilisé toutes les recettes. Dans son habit de civil, il avait interrogé toutes les têtes qui pouvaient savoir. Dans sa robe de veuve, il avait tenté toutes celles qui voulaient se shooter. On avait vu la veuve Hô faire un bout de trottoir avec des camés si troués qu’ils ne retenaient plus leur propre flotte. Ils claquaient des dents, ils suaient par tous leurs trous, mais ils laissaient aller la veuve Hô. La veuve Hô se faisait l’effet d’un gros os interdit posé sous le nez de chiens affamés. Tout ce pognon, bon Dieu ! Allah ! tout ce blé qui ne ferait jamais de neige ! La veuve Hô était comme l’arbre de la Connaissance planté dans le cerveau de Belleville : pas touche ! En la voyant passer, certains camés s’évanouissaient de frustration. La veuve Hô ne croyait plus en elle-même, et elle n’aimait pas son accent.
— J’en ai marre d’assaisonner tout ce que je dis de nhuok-mam.
En fait, la veuve Hô ne parlait pas une broque de vietnamien. Son accent était en toc. Ses méthodes aussi.
— J’en ai marre de jouer les Asiates subtiles avec mon épaisse cervelle de Français.
Tous les soirs à l’heure du rapport, complètement écœuré, Thian laissait tomber dans le bureau la robe thaï aux reflets de soie noire. Le parfum Mille Fleurs d’Asie jaillissait de la robe pour étrangler Pastor. Quand la veuve Hô était déprimée, l’inspecteur Van Thian faisait des confidences. Il était veuf, lui aussi. Sa femme Janine était morte, morte depuis douze ans, Janine la Géante. Elle avait laissé une fille derrière elle, Gervaise, mais Gervaise avait épousé Dieu. (« Je prie pour toi, Thianou, mais je n’ai vraiment pas le temps de venir te voir. ») L’inspecteur Van Thian se sentait seul. Et pour tout dire, il se sentait de nulle part.
— Ma mère était institutrice au Tonkin, dans les années vingt ; j’ai conservé la première et la seule lettre qu’elle ait jamais écrite à sa famille, postée de la ville de Monkaï, où elle était affectée. Tu veux la lire, gamin ?
Pastor lut cette lettre.
Chers parents,
Inutile d’insister, nous ne resterons pas dans ce pays plus de vingt ans. Nous sommes trop voraces pour eux et ils sont trop finauds pour nous. Quant à moi, en bonne pillarde que je suis, je prends ce qui me tombe de plus précieux sous la main et je rentre par le premier bateau. Attendez-moi, j’arrive.
Votre Louise
— Et qu’est-ce qui lui est tombé sous la main ? demanda Pastor.
— Mon père. Le plus petit Tonkinois du Tonkin. Elle, c’était une grande fille du douzième arrondissement, Tolbiac, tu vois ? Les entrepôts de Bercy. C’est là que j’ai grandi.
— Si on peut dire.
— Dans le pinard, gamin. Un fameux petit Gamay.
* * *
L’enquête de Pastor non plus ne marchait pas fort. L’analyse des empreintes, sur la carrosserie de la BMW n’avait rien donné. La voiture appartenait à un dentiste méticuleux et célibataire qui ne quittait plus ses gants depuis la grande terreur du SIDA. Comme les deux tueurs étaient aussi consciencieux que lui, cette voiture était la seule de Paris à ne porter la trace d’aucune empreinte digitale. Même le garagiste soignant avait effacé les siennes.
Conseillé par Thian, Pastor avait collecté tous les appels au secours enregistrés par les commissariats, la nuit où la fille avait été jetée dans la péniche.
— Elle s’est peut-être débattue quand on l’a chargée dans la bagnole, elle a peut-être gueulé, quelqu’un l’a peut-être entendue et a peut-être appelé les flics.
— Peut-être, avait admis Pastor.
Trois cent deux femmes avaient crié, cette nuit-là, dans Paris et sa banlieue. La police s’était déplacée deux cent huit fois. Accouchements prématurés, appendicites aiguës, approbations coïtales, raclées immédiatement pardonnées à la vue des uniformes, rien de sérieux. Pastor se promettait de vérifier le reste.
La photo de la belle fille endormie n’évoquait rien nulle part. Si certaines femmes d’affaires étaient absentes, c’est qu’elles étaient présentes ailleurs, pour leur plus grand profit. Pastor faisait aussi le tour des journaux, de ceux qui pouvaient s’offrir des reporters ou des envoyés spéciaux. Ils étaient plus nombreux qu’il ne l’aurait cru. Il lui faudrait plusieurs jours encore pour les visiter tous.
* * *
Et vint un soir où l’inspecteur Caregga, un râblé à la nuque de taureau, vêtu en toutes saisons du même blouson d’aviateur à col fourré, se trouva en panne de trombones. Caregga était lent, méthodique, et amoureux d’une toute jeune esthéticienne. Il venait de taper un rapport circonstancié sur une affaire de vol à la tire aggravé d’exhibitionnisme. Il aurait volontiers pardonné le vol, mais l’exhibitionnisme lui répugnait depuis qu’il avait rencontré l’amour dans toute sa pureté. Pendant une bonne minute, Caregga se demanda à qui emprunter le trombone nécessaire à l’assemblage de son rapport. Il opta pour son collègue Pastor. Pastor était un brave type d’une gaieté discrète et permanente, qui rendait un tas de services à un tas de gens, sans réclamer la moindre contrepartie. Pastor était toujours disponible. Il dormait dans son bureau. C’était grâce à Pastor, qui l’avait remplacé lors d’une permanence, que Caregga avait pu passer sa première nuit avec Carole. (À vrai dire, il ne s’était rien passé entre eux, cette nuit-là. Carole et Caregga s’étaient contentés de parler avenir. Ils ne l’avaient mis en chantier que le lendemain matin à six heures trente.) Pastor partageait son bureau avec un minuscule Vietnamien de mère française qui passait son temps à coller des vignettes sur des feuilles de Sécurité Sociale. Le bureau de Van Thian et de Pastor était contigu à celui de Caregga. Pour toutes ces raisons (professionnelles, affectives et topographiques) l’inspecteur Caregga pénétra ce soir-là dans le repaire Thian-Pastor. Debout côte à côte, le dos tourné à la porte, les deux inspecteurs regardaient la nuit d’hiver poudroyer dans les néons de la ville. Ils ne se retournèrent pas. Pour rien au monde Caregga n’aurait emprunté un trombone sans en demander l’autorisation. D’un autre côté, une entrée en matière directement intéressée (du genre : « Pastor, file-moi un trombone ») lui répugnait. Caregga cherchait donc à manifester sa présence, lorsqu’il avisa une photo sur le bureau de Pastor. La photo, qui émanait de leur labo, représentait une belle fille nue dans un tas de charbon. Amochée, mais belle. Ce que confirmait un agrandissement de son visage. À sa façon bourrue d’haltérophile taciturne, l’inspecteur Caregga dit :
— Je connais cette fille.
Pastor se retourna lentement. Il avait les traits tirés.
— Qu’est-ce que tu dis ?
L’inspecteur Caregga répéta qu’il connaissait cette fille.
— Elle s’appelle Julie Corrençon, elle est journaliste à Actuel.
Une cascade de pilules roses sautilla sur le sol. Quand Van Thian redressa son flacon de Tranxène, il était vide.
Le téléphone sonna.
— Pastor ?
À l’autre bout du fil, une voix de flic, débordant d’enthousiasme professionnel, s’exclama :
— Ça y est, on sait qui c’est, la fille !
— Moi aussi, dit Pastor.
Et il raccrocha.
De mon côté, j’ai gambergé. Une infirmière municipale attachée à la Mairie du Onzième a essayé de droguer notre vieux Semelle, et Hadouch s’est fait gauler par les flics, le paquet de pilules à la main. Persuadé qu’on ne me croirait pas, Hadouch m’a empêché de le disculper. Il a préféré se démerder tout seul. Mais, une semaine plus loin, Hadouch n’a toujours pas refait surface. Conclusion : faut l’aider.
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