— Vous les faites descendre avec un bon pastis, voilà ce qu’elle m’a dit.
— Fais voir ?
Les doigts bruns de Hadouch se sont enroulés autour du paquet qu’il soupèse une seconde.
— Elle m’a dit qu’elle m’en apporterait d’autres quand j’aurai fini celles-là.
Hadouch ouvre le paquet, croque une pastille, grimace, crache, et me dit :
— Amphétamines, Ben. Ça plus du pastis, c’est la mise sur orbite garantie. À quoi ils jouent, à la mairie ?
Je n’ai pas le temps de répondre à cette intéressante question, car la porte de Koutoubia s’ouvre à la volée et le petit restau est aussitôt bourré de flics — au moins deux par client.
— Personne ne bouge ! On fouille, on fouille, et personne ne bouge.
Le grand moustachu qui vient de gueuler ça, porte un manteau de cuir. Son sourire aimerait bien voir quelqu’un bouger, pour le pur plaisir de l’aligner. Vieilles et vieux ouvrent les yeux de la terreur. Les enfants me regardent et s’immobilisent. Hadouch a le réflexe de glisser le sachet de pilules sous le pain d’une corbeille, mais un plus rapide que lui a repéré son geste.
— Eh, Cercaire ! Jette un coup d’œil là-dessus !
Le manteau à moustaches chope le paquet au vol. Là-bas, au fond du restaurant, dans le scopitone, la voix d’Oum Kalsoum accompagne son propre cercueil jusqu’aux jardins d’Allah. La foule se déchire sur son passage.
— Éteignez-moi ce bastringue !
Quelqu’un arrache le fil de l’appareil, et, dans le silence soudain, la voix du moustachu murmure :
— Alors, Ben Tayeb, on fait dans la pharmacie de pointe, maintenant ?
J’ouvre la bouche, mais le regard que me lance Hadouch me bloque la pensée au ras des mots.
Silence.
Ils ont saisi deux couteaux, un rasoir, le sachet, ont embarqué Hadouch et deux autres Arabes. Un jeune flic tout rose, qui fait comme moi dans le social, a doucement recommandé aux enfants et aux vieux de ne plus fréquenter d’endroits pareils. Malgré les protestations d’Amar, le déjeuner a pris fin avant même de commencer. C’est que le moustachu a ordonné la fermeture pour le restant de la journée : perquisition. Stojil est parti dans son autobus promener ses vieilles. Le reste de la tribu a regagné la maison, tête basse. Moi, je reste un moment en compagnie du costaud à moustaches.
On cause.
Dans un fourgon bleu.
Charmante causerie.
Pour qu’il n’y ait pas de confusion possible, Moustaches de Cuir m’apprend d’entrée de jeu qu’il n’est pas une seconde matraque des stupéfiants, mais un tout premier gourdin : le Commissaire Divisionnaire Cercaire (que d’air !) en personne, grand maréchal de l’antidope. À la façon dont il m’annonce ça, je comprends qu’il me faudrait hocher la tête comme si je me trouvais devant la grande image. Désolé, Cercaire, j’ai pas la télé.
— Et vous, c’est comment, votre nom, déjà ?
(C’est ça, la vie ; il y a les connus et les inconnus. Les connus tiennent à se faire reconnaître, les inconnus aimeraient le rester, et ça foire.)
— Malaussène, je dis, Benjamin Malaussène.
— Niçois ?
— Au moins de nom, oui.
— J’ai de la famille, là-bas, beau pays.
(En effet, ça sent le mimosa, à ce qu’il paraît.)
— Tu t’imagines, bien, Malaussène, que si je me déplace un samedi à Belleville, c’est pas pour foutre des contredanses.
(« Tu-tu », il cherche le contact, Cercaire. « Tu-tu », sous prétexte qu’il a une lointaine cousine niçoise.)
— Ça fait combien de temps que tu habites le quartier ?
(Il a la cinquantaine colossale, le manteau de cuir bossu où il faut, la chevalière et la gourmette taillées dans le même or, les pompes-miroir et, probablement, les coupes de ses concours de tir alignées sur les étagères de son burlingue.)
— Depuis mon enfance.
— Tu connais bien, alors ?
(Poussé sur la pente savonneuse, je suis.)
— Mieux que Nice, oui.
— Tu viens souvent bouffer chez Ben Tayeb ?
— J’y emmène ma famille une ou deux fois par semaine.
— C’étaient tes enfants, à table ?
— Mes frères et sœurs.
— Qu’est-ce que tu fais, comme boulot ?
— Directeur littéraire aux Éditions du Talion.
— Et ça vous plaît ?
(Voilà, il y a les « apparences-tu » et les « métiers-vous ». Un homme simple, Cercaire. J’ai une tête de quoi avant que le titre ne vienne contredire l’apparence ? Plombard ? Chômeur ? Marlou ? Alcoolo ?)
— Je veux dire, les milieux littéraires, ça vous plaît ? Vous devez rencontrer des tas de gens passionnants !
(Essentiellement pour qu’ils m’engueulent, oui. Quelle tête, il ferait, Moustaches Viriles, s’il savait que le titre prestigieux de « directeur littéraire » cache chez moi l’activité rampante de Bouc Émissaire ?)
— En effet, des gens tout à fait attachants.
— J’ai moi-même quelques projets d’écriture…
(Ben voyons.)
— C’est qu’on est aux premières loges, dans la police ; on voit toutes sortes de choses.
(Des directeurs littéraires à tête de gouape, par exemple.)
— Mais je réserve la plume à mes années de retraite.
(Erreur, pour la retraite, la plume est moins utile que la tondeuse à gazon.)
Puis, soudain :
— Il risque de graves ennuis, votre ami Ben Tayeb.
— Ce n’est pas mon ami.
(On pourrait prendre ça pour une petite vilenie, mais c’est un réflexe de prudence. Si je veux aider Hadouch auprès de ce croque-mitaine, il faut que je me démarque.)
— J’aime mieux ça. On va pouvoir collaborer plus facilement. Il vous fourguait ses petites pilules quand nous sommes entrés ?
— Non, il venait de poser les brochettes sur la table.
— Avec ce gros paquet dans la main ?
— Je ne l’avais pas remarqué avant votre arrivée.
Suit un silence qui me permet d’identifier l’odeur intime de ce fourgon. Un mélange de cuir, de panards, et de tabac froid. Des heures de flics passées à taper le carton en attendant de cogner plus fort. Cercaire reprend, confidentiel :
— Vous savez pourquoi je joue les cow-boys, à la brigade des stupéfiants ?
(Qu’est-ce qu’on peut répondre à ça ?)
— Parce que vous avez des sœurs et des frères, Malaussène, et que l’image d’une aiguille plantée dans une veine de cet âge-là, je ne peux pas la supporter, c’est tout.
Il a mis une telle conviction dans ce qu’il vient de dire, que je pense tout à coup : « Comme ce serait beau, si c’était vrai ! » Sans blague. Même, pendant une seconde, j’ai eu envie de le croire, j’ai entrevu un paradis social où les pandores auraient la vocation du bonheur-citoyen, un joli monde où l’on ne shooterait les vieux qu’avec leur accord exprès, où les gentilles fées ne défourailleraient pas en pleine rue sur les têtes blondes, où les têtes blondes ne casseraient pas les têtes brunes, une société où personne n’aurait à faire dans le social, où Julia, ma si belle Corrençon, pourrait enfin remplacer ses raisons d’écrire par des occasions de me baiser. Bon Dieu que ce serait beau !
— Et je respecte les intellectuels dans votre genre, Malaussène, mais je ne les laisserai pas se mettre en travers de ma route quand il s’agit de coincer un bougnoule qui fait dans la came.
(Ainsi meurt un rêve.)
— Parce que c’est de ça qu’il s’agit, au cas où vous ne l’auriez pas pigé. Ce que Hadouch Ben Tayeb vous proposait, ou était sur le point de vous proposer, ce sont des saloperies d’amphétamines mises au rebut par nos services de contrôle, mais qu’il se procure librement dans les pharmacies algériennes pour les réintroduire chez nous.
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