— Le comble du « chic », non ?
L’idée d’Isabelle devint l’idée du Chauve. La gamine avait raison. Le Chauve venait de comprendre un truc : les esthètes ne débandent jamais. Quoi qu’il arrive au monde, la haute couture coudra toujours plus haut, la gastronomie nourrira toujours les princes, les amateurs de concerts accorderont toujours leurs violons, et, dans les pires convulsions planétaires, il se trouvera toujours un petit gros en tweed pour mourir à la place d’une édition originale.
Le Chauve démarcha les couturiers. Les couturiers trouvèrent l’idée « chic » en effet. Le Chauve récupéra leurs chutes. Isabelle fouillait les poubelles, triait les tissus, jetant la laine et les premiers synthétiques, conservant le lin, le coton, le chanvre et le fil. Le Chauve alimenta les moulins les plus réputés et les meilleurs imprimeurs sortirent bientôt Barrés en Balenciaga, Paul Bourget relié Hermès, Anouilh taillé Chanel ou Le Fil de l’épée du jeune de Gaulle en pur fil de chez Worth. Quelques exemplaires nominatifs par auteur, mais dont la cotation suffisait amplement à remplir les assiettes d’Isabelle.
Le Chauve aurait dû s’en contenter. Son « idée » était plus chrétienne que celle de sa femme, ses costumes étaient d’un blanc désormais irréprochable, et sa petite fille mangeait à sa faim, trouvant enfin le monde à son goût.
Hélas, le Chauve était un expansionniste. Il s’était fait une rente dans le livre rare, il voulut devenir le pape des bibliophiles, le dieu du papier chiffon qui fait les livres immortels. Les chutes de la haute couture ne lui suffirent plus. Il lui fallut tout le chiffon de la capitale, un monopole. Mais le Chauve était aussi un Polonais très chrétien. Il ne voulait pas traiter avec les Juifs du Sentier ou du Marais. Or, là était le tissu. Et les peaux, pour les reliures. Le Chauve engagea une armée de biffins qu’il lâcha sur les poubelles juives. Ses troupes revinrent cabossées, et les mains vides. Le Chauve en fut tout stupéfait. On s’opposait à lui. C’était la première fois. Il arma ses chiffonniers de crochets empoisonnés. Deux d’entre eux revinrent morts. Les survivants étaient à ce point terrorisés qu’ils n’arrivaient pas à expliquer. Non, ils ne savaient pas ce qui leur était arrivé, non, ils n’avaient rien vu. C’était comme si la nuit était devenue compacte, tout à coup, comme s’ils s’étaient fracassés contre le mur de la nuit. Ils avaient été mis en déroute par des poubelles hantées. Ces rues juives, ils ne voulaient plus y remettre les pieds. Les armées du Chauve se débandèrent, malgré ses promesses de fortunes faciles, malgré ses poings. Le Chauve en fit d’authentiques cauchemars. Isabelle l’entendait hurler dans son sommeil : « La nuit est juive ! » Sa terreur résonnait dans tout le Faubourg Saint-Honoré : « LA NUIT EST JUIVE ! » Des contes à ne plus jamais dormir lui remontaient de son enfance polonaise. Grand-mère Polska se penchait de nouveau sur le berceau du Chauve. Grand-mère Polska lui faisait réciter ses prières. Grand-mère Polska racontait. Elle disait l’histoire d’un shtetel sur le bord de la Vistule où des sacrificateurs à papillotes passaient la nuit du vendredi à cisailler les petits garçons. Et, disait grand-mère Polska, les plaintes de ces martyrs remontent le fleuve, de Gdansk à Varsovie, sur le souffle glacé de la Baltique, pour tourmenter l’âme des petits chrétiens endormis : « Dors bien, mon chéri. » Le Chauve se réveillait à l’équerre : cette engeance était plus terrible que sa propre femme ! Ils ne faisaient pas d’anges, ils les découpaient tout vivants.
Vint la nuit où le Chauve décida de ne pas se coucher. Il revêtit son alpaga le plus immaculé, y noua une cravate blanche, y piqua un œillet blanc, prit la main d’Isabelle, et partit en pogrom. Il avait besoin de la petite pour flairer les tissus. Pour le reste, il n’avait besoin que de sa foi, de ses poings, et de son tracteur Latil avec ses trois remorques et ses quatre roues motrices.
Isabelle reniflait les meilleures chutes à distance. Le Chauve empoignait les poubelles et les vidait dans ses remorques. Il ne sentit le danger qu’à la cinquième poubelle. Personne, dans cette rue du Pont-aux-Choux, pourtant. Mais, disait grand-mère, « les Juifs croient aux fantômes au point de se rendre invisibles. Ils sont partout et on ne les voit nulle part ». Le Chauve lança son poing d’où venait l’attaque. Le poing rencontra un visage et le Chauve entendit un corps s’effondrer, très loin de l’impact. Il ne se soucia pas de ce qu’il venait d’abattre là, il vida la poubelle dans sa remorque et poursuivit sa route, comme un archange vendangeur.
* * *
— C’était mon grand frère qu’il venait de tuer, cet antisémite de merde.
À quelque cinquante années de là, Loussa, nègre de Casamance, hochait la tête au chevet de son ami Malaussène.
— Bien sûr, tu n’es pas d’humeur à compatir, mais tout de même, ça me fait quelque chose d’y repenser.
Malaussène était horizontal.
— Un seul coup de poing, et le visage de mon frère aussi aplati qu’une mouche sur le coin d’un buffet.
Malaussène pouvait tout entendre.
— Mais c’est cette même nuit que j’ai rencontré Isabelle pour la première fois.
La voix de Loussa avait fondu.
— Pendant que mes frangins chinaient, souvent je me planquais, moi. Je me trouvais un coin peinard, quelque chose de confortable, près d’un réverbère, et je sortais un bouquin de ma poche.
* * *
Quand, cette nuit-là, l’énorme visage de la petite s’était penché sur la poubelle de Loussa, Loussa avait d’abord cru à une éclipse de lune. Ou qu’on lui avait fauché son réverbère. Mais il avait entendu une voix :
— Qu’est-ce que tu lis ?
C’était une voix sans souffle, éraillée, de petite fille asthmatique. Loussa répondit :
— Dostoïevski. Les Démons.
Une main incroyablement potelée fit irruption dans sa poubelle.
— Prête-le-moi.
Loussa tenta de se défendre.
— T’y comprendras rien.
— Vite ! Je te le rendrai.
Deux prières dans cette voix : il fallait prêter, et il fallait faire vite. Isabelle fut la toute première femme à qui Loussa eût cédé. Et la seule qui ne le lui fit jamais regretter.
— Surtout, ne bouge pas.
Elle couvrit la poubelle d’une feuille de carton qui traînait là, elle fit non de la tête au Chauve qui s’approchait, et passa à la suivante.
* * *
Lorsque les frères de Loussa ramenèrent le corps de leur aîné à la maison, ils ne purent pas fournir à leur père plus d’explications que les biffins n’en avaient donné au Chauve.
— On a été attaqués par un fantôme.
— Un fantôme tout blanc sur un tracteur Latil.
— Les fantômes ne conduisent pas de tracteur, dit le père. Superstitions de nègres.
— On ne redescendra plus là-bas, répondirent les fils.
Quant au Chauve, il ne sut pas d’abord à qui il venait de déclarer la guerre. Il était rentré à la maison vainqueur de la nuit juive, voilà tout. Il y retournerait la nuit prochaine. Mais, quand il revint de cette seconde expédition, ses propres entrepôts étaient en flammes. Le feu avait été allumé par un colosse africain aussi crépu qu’il était chauve, aussi noir qu’il était blanc, et que ceux de sa race prenaient aussi pour un prince, un prince de la Casamance, roi de Zinguapor, venu nous faucher nos taxis, quand il n’avait été que le majordome d’un marchand d’arachides auquel il avait cassé la tête un jour que l’autre, une fois de trop, l’avait traité de babouin géant. Le prince de Casamance dédaignait les taxis. Il régnait sur les poubelles du Marais, mais c’était pour habiller son monde à lui, pas pour partager avec le Chauve.
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