Pas le moindre bruit dans la chambre. Caregga se décolla du mur, se tint un instant debout face à la porte. « À trois, je l’enfonce. » Trois comptés, un coup de pied sec fit sauter la serrure et Caregga se retrouva au centre de la pièce avant que le rebond n’eût refermé la porte sur lui.
La chambre était vide. Truffée comme un immeuble de Beyrouth, mais vide. Vide et ensanglantée. Des gouttes de sang perlaient aux éclats de la fenêtre. Deux doigts sortaient du mur. Oui, une balle de Thian avait arraché le cœur d’une main et collé deux doigts au mur. Ironiques, les doigts semblaient faire le « V » de la victoire. Le fait est que la chambre était vide. À part trois perruques de femmes qui traînaient sur le plancher (« Perruques, pensa l’inspecteur Caregga, je ne m’étais pas trompé ») et les débris d’un fusil à lunette. Une carabine de haute précision coupée par le milieu. Une 22 Swinley. Les doigts devaient appartenir à la main qui soutenait le fût.
* * *
— Nĭ hăo, petit con. (Bonjour, petit con.)
Loussa de Casamance rendait fidèlement visite à Malaussène.
— Wŏ shi. (C’est moi.)
Tous les jours à dix-neuf heures trente précises.
— Zhēnrè ! hăorè ! dans ta piaule… (Quelle chaleur dans ta piaule…)
Il s’asseyait comme une éponge.
— Tiānqui hĕn mēn dehors aussi. (Il fait lourd dehors aussi.)
Par acquit de conscience, il demandait :
— Nín shēntl hăo ma, aujourd’hui ? (Comment ça va, aujourd’hui ?)
La machine à cervelle lui répondait par un trait vert sans commencement ni fin, la définition déprimante de la ligne.
— Aucune importance, disait Loussa, wŏ hĕn gāoxìng jiàndào nín. (Je suis très content de te voir.)
De fait, il n’aurait pas aimé trouver le lit vide.
— Wŏ tóutòng, moi aussi (moi aussi j’ai mal à la tête), une sacrée migraine, même !
Il lui parlait chinois, mais il traduisait scrupuleusement. Il s’était mis en tête de lui apprendre le chinois. (« Belleville devient chinois, petit con, il paraît qu’on apprend mieux en dormant… Si tu sors un jour de cette sieste, autant qu’elle t’ait servi à quelque chose. »)
— Figure-toi que ta bonne amie a décidé de nous flinguer tous, elle s’imagine que nous sommes responsables de ta mort.
Il lui parlait comme à un vivant cérébral, sans douter un seul instant qu’il s’adressât à un mort.
— Note qu’elle n’a pas tout à fait tort. Mais c’est une responsabilité pour le moins indirecte, tu en conviendras.
Loussa de Casamance n’était pas bégueule. Il ne dédaignait pas les morts. Il partageait avec Hugo (Victor) la conviction que les morts sont des interlocuteurs bien renseignés.
— Une femme qui te venge, tu te rends compte ! Ce n’est pas à moi qu’échoirait un honneur pareil.
Malaussène n’était qu’une ligne verte.
— Moi, je suis plutôt du genre pour qui on se suiciderait. Pas le type à venger, plutôt le type à punir, tu vois ?
La médecine respirait pour Malaussène.
— Ta Julie a déjà eu Chabotte, Gauthier, et Calignac ce matin. Enfin, l’épaule de Calignac, seulement, et sa jambe. Le reste sera pour plus tard. Ton ami Thian lui a tiré dessus mais elle n’y a laissé que deux doigts.
La médecine nourrissait Malaussène, chichement, goutte à goutte.
— Je n’ai pas peur pour moi, tu me connais, enfin une peur raisonnable, disons, mais je ne voudrais pas qu’elle tue Isabelle.
La médecine était branchée sur le crâne immensément vide de Malaussène. Elle mendiait des messages.
— Dis-moi, tu ne pourrais pas intercéder pour Isabelle ? Tu ferais un petit voyage dans la tête de ta Julie… non ?
Le fait est que, réduits à rien, les morts nous semblent capables de tout.
— Parce que Isabelle, tu vois, petit con, Isabelle… et Dieu sait que tu t’es engueulé avec elle…
Loussa cherchait ses mots. Les mots chinois et leurs cousins français.
— Isabelle… Isabelle, c’est l’innocence… je te jure… l’Innocence, wawa, yng’ér, un bébé, une minuscule petite fille qui nous menace du bout du doigt.
Loussa parlait, le cœur humide, le mot tremblé.
— Oui, c’est le seul crime qu’elle ait jamais commis, je te le jure sur sa propre tête : menacer le vaste monde du bout dérisoire de son petit doigt. Un bébé, je te dis…
Et, ce soir-là, dix-neuf heures passées de quelques minutes, Loussa de Casamance entreprit de plaider la cause de la reine Zabo auprès d’un Malaussène qui lui semblait le mieux placé du peloton pour communiquer le dossier à qui de droit.
— Tu veux que je te raconte son histoire ? Notre histoire ?
— (…)
— Hein ?
— (…)
— Bon, alors écoute bien. Histoire de la reine Zabo. Par son nègre de Casamance.
LA PETITE MARCHANDE DE PROSE
Histoire de la reine Zabo
par son nègre de Casamance
(Digression)
La reine Zabo est une princesse de légende, « les seules vraies princesses, petit con ». Elle est sortie du ruisseau pour régner sur un royaume de papier. Ce n’est pas l’hérédité, ce sont les poubelles qui lui ont inoculé la passion du livre. Ce ne sont pas les bibliothèques, mais les chiffons qui lui ont appris à lire. Elle est le seul éditeur parisien à s’être hissé sur son trône par la matière, non par les mots qui s’y posent.
Il fallait la voir fermer les yeux, dilater les narines, aspirer une bibliothèque tout entière, et repérer par petites expirations les cinq exemplaires nominatifs en pur Japon sur des rayons bourrés de Verger, de Van Gelder, et de l’humble armée des Alfas. Elle ne se trompait jamais. Elle les classait à l’odeur, tous, papiers chiffons, toile, jute, fibre de coton, chanvre de Manille…
Loussa jouait à cela avec elle. C’étaient leurs jeux secrets. Tous les deux seuls chez Isabelle, Loussa lui bandait les yeux, il lui mettait des moufles et il lui collait un bouquin dans les pattounes. Isabelle n’en pouvait rien savoir, ni par le regard, ni par le toucher. Son nez, seul, parlait :
— C’est bien beau, ce que tu m’as donné là, Loussa, pas du papier mortel, ça, un Hollande de bonne tessiture… la colle : de l’Excellence-Tessier… et l’encre, si je ne m’abuse, l’encre… attends voir…
Elle dissociait le parfum aérien de l’encre de la puissante animalité de la colle, puis en énonçait les composants un à un, jusqu’à retrouver le nom de l’artisan disparu qui produisait jadis cette merveille d’encre-là, et la date exacte du cru.
Elle lâchait parfois son rire de grenaille.
— Tu as essayé de me rouler, mon salaud, la reliure ne date pas de la même époque… Une peau antérieure de vingt ans. C’était bien joué, Loussa, mais tu me prends vraiment pour une autre.
Sur quoi, elle sortait le nom du moulin d’où venait le papier, le nom du seul imprimeur à utiliser cette combinaison d’ingrédients, et le titre du livre, et le nom de l’auteur, et la date de parution.
Parfois, Loussa se contentait de faire parler les doigts d’Isabelle. Il lui était ses moufles. Il obturait ses narines de petits nuages hydrophiles. Il regardait les mains d’Isabelle caresser le papier :
— Papier mousseux, étouffé, trop spongieux, jaunira, tu verras ce que je te dis, dans quatre-vingts ans, les petits-enfants des enfants que nous n’avons pas faits retrouveront ce bouquin jaune comme un coing, l’hépatite y travaille déjà.
Elle n’était pas pour autant ennemie du papier périssable, en fibre de bois. Savante, certes, mais rien d’une snob. Elle s’émouvait de ce que les livres aussi fussent mortels. Elle vieillissait en même temps qu’eux. Elle ne pilonnait jamais, ne jetait jamais un seul exemplaire. Ce qui vivait, elle le laissait mourir.
Читать дальше