* * *
Ainsi songeait Malaussène en son coma dépassé. S’il sortait un jour du tunnel que cette balle avait creusé en lui, il n’irait pas raconter aux caméras ces histoires radieuses des post-mortem qui en sont revenus (divines surprises aux couleurs boréales, repos de l’esprit, paix du cœur, orgasme de l’âme), non, il dirait seulement sa peur de Berthold le débrancheur, ses soucis d’ici qui ressemblaient fort à des soucis vivants. Il ne pensait pas sérieusement que Julie viendrait l’achever. C’était manière de ne pas penser à Berthold, petite ruse. Il évoquait Julie. Il taquinait leur amour. Il glissait vers elle, bras ouverts, le long de la ligne verte qui traversait l’écran. Il fuyait l’image de Berthold pour se réfugier dans l’image de Julie. Jérémy l’avait sauvé une fois, mais les salauds ne s’amendent que le temps de leur peur, et Berthold n’aurait pas peur indéfiniment du bistouri de Jérémy, Berthold n’avait peur que de Marty. Or voilà que Marty tournait au Japon, conférences, pour le bien de la santé nippone. Marty, Marty, pourquoi m’as-tu abandonné ? Quand la vie ne lient qu’à un fil, c’est fou le prix du fil ! Mais vivait-il seulement, Malaussène ? Coma dépassé… mort cérébrale… le vide… il n’était pas porté à contester les diagnostics… « Ce type est mort ! Cliniquement mort ! » Berthold plantait les pieux de la certitude… « Lésions irréversibles du système nerveux central ! »… « Trotski et Kennedy se portaient mieux que lui ! » La voix-Marty répondait avec fermeté mais sans conviction : « Coma prolongé, Berthold, vivant à part entière ! » Ça sonnait faux, ça sonnait affectueux, désolé, mais pas scientifique, pour une fois. Marty répondait contre lui-même. Il fallait de la science, face à la science de Berthold. Alors, Thérèse avait dressé la sienne toute droite : « Absurde ! » Les points d’exclamation de Thérèse, c’était autre chose. Pas un bûcheron au monde n’aurait pu en venir à bout. « Benjamin mourra dans son lit à l’âge de quatre-vingt-treize ans ! » Tu parles d’une consolation… Toute cette durée à tirer au plumard… Les années immobiles, ça se fissure, ça suinte, ça dégouline par en dessous, et ça finit sur un matelas vibratoire comme dans un motel spécialisé… Malaussène avait aussi des visions de figues poisseuses grillant leur jus sur des claies en plein soleil… Quatre-vingt-treize ans… Merci, Thérèse ! « Utiliser nos lits pour cultiver des légumes, ça va se savoir, mon vieux, ça va se savoir ! »… Mais, bon Dieu, comment fais-je pour entendre ça — lui qui n’entendait plus, justement, au dire de l’Académie — et comment fais-je pour penser — lui dont le cerveau déroulait à perte de vue la pelote de ses idées en un seul fil sans but ni sursaut, encéphalogramme plat, cheveu d’ange mort —, comment suis-je renseigné, et qui renseigne-t-on en moi, d’ailleurs, puisque je n’y suis plus ?…
Pas douteux, pourtant, qu’il sût tout, comprît tout, retînt tout, depuis les tout premiers instants où cette balle l’avait aligné, tout, la cavalcade aux urgences, l’ouverture et la fermeture de sa boîte à songes par les toubibs ennemis, la visite continue de la famille à l’hôpital (ils venaient rarement en bande, ils se distribuaient les heures, de façon qu’il ne fût jamais seul ni jamais encombré, ils lui parlaient comme s’il était toujours à part entière, consigne pertinente de Thérèse — la seule d’ailleurs à ne pas lui adresser la parole)… D’où venait qu’il les reconnaissait, les siens, ses siens à lui, Jérémy braillant un 20 sur 20 en chimie (méfiance, il y a danger pour tout le monde quand ce môme se met à cartonner en chimie), Clara lui annonçant les performances de son Clarence portatif : « Il bouge, Ben, il donne des coups de pied » (ça promet…), les amours colossales de Julius le Chien narrées par le Petit, les leçons chinoises de Loussa, la trouille de Loussa pour Zabo, les lectures que lui faisait Loussa pendant ce qu’il supposait être une bonne partie de la nuit : « Voilà ce qu’on sort en librairie cette semaine, petit con, c’est tout de même mieux que du J.L.B., non ? » Était-il donc vivant, pour que Loussa s’autorisât encore l’humour à ses dépens ? Ou bien était-ce cela, la mort, justement, planer délicieusement dans l’affection des siens, sans engagement de sa part, soulagé du droit de réponse en même temps que de la pesanteur, jouisseur à perpète de l’intimité des aimés, vive la mort, donc, si c’était cette vie-là !… Mais non… trop beau… ils finissaient par sortir de sa chambre, les aimés, tous, jusqu’à Loussa, venu le dernier, et la pensée-Malaussène ne les suivait pas, aucunement affranchie de l’attraction terrestre, écrasée là, au contraire, sur ce lit, par ce corps, et Malaussène restait seul, un hôpital autour de lui.
Alors revenait la peur de Berthold le débrancheur. Et avec elle, la preuve qu’il était bien vivant, puisque cloué ici par cette peur de mourir. C’était peut-être, cette peur, la seule cause de son mutisme encéphalographique. Son cerveau, bâillonné par la terreur, faisait le plat. Il filait une ligne résignée sous l’œil sécateur de Berthold. Inexpressif, comme on l’est devant les douze du peloton. Bien sûr, son cerveau n’aurait pas dû, bien sûr, il fallait se cabrer, tracer les pointes aiguës de la panique, saturer l’écran de sommets et de gouffres, mais qui a jamais vu un condamné réagir face aux fusils ? C’est un sac de patates qu’on fusille, toujours, anéanti avant la salve, à peine moins mort qu’après le coup de grâce. Ultime respect de l’autorité, cette docilité d’apprenti cadavre, dernier coup de chapeau à mère Compétence : « Puisqu’ils m’ont condamné… » Et c’était peut-être bien ce que se disait son cerveau, après tout : « Mort cérébrale ? Puisqu’ils le disent… »
Mais alors, qu’est-ce qui regimbait en lui, si scientifiquement mort ?… Qu’est-ce donc qui attendait la venue de Berthold ? D’où venait cette vigilance quand son cerveau lui-même s’était définitivement allongé ? Il y avait sécession dans son organisme, on ne pouvait se le cacher plus longtemps. Contre le cerveau qui acceptait sans résistance de jouer la troisième personne révolue (« il » est mort, « il » nous manquera beaucoup, « il » était formidable), se dressait une première personne tout à fait résolue : « Je » suis là, bien vivant ! « Je » t’emmerde, gros foireux, toi, tes deux hémisphères à la con et tes neuf milliards de cellules pyramidales ! « Je » ne laisserai pas Berthold me foutre en l’air en coupant ton fil ! « J’existe aussi ! » et, qui plus est, « je veux exister » !
On eût dit une voix haranguant du haut d’une tribune le peuple innombrable de ses cellules non encéphaliques. Une protestation de vie qui prenait des proportions effarantes. Lui qui n’avait jamais milité nulle part se sentait le lieu d’une mobilisation sans précédent, l’amphithéâtre d’un rassemblement où ce qui s’exprimait en sa première personne parlait au nom de sa multitude cellulaire. Et, toutes ces cellules, il les sentait attentives jusqu’aux confins les moins avouables de son corps. C’était une de ces atmosphères de conscience infiniment partagée où explosent les paroles historiques, les formules magiques qui bouleversent l’ordre du monde, la phrase qui change l’homme, le mot qui fait date. Il sentait une vérité mûrir en lui. Elle grossissait. Elle allait éclore d’une seconde à l’autre. Toutes ses cellules, réceptives jusqu’à l’oubli d’elles-mêmes, faisaient une cathédrale de silence où cette vérité allait éclater, et s’inscrire pour l’éternité… au moins l’éternité !
Читать дальше