— Qu’est-ce que ces trois salauds ont fait à Benjamin pour que vous les refroidissiez ?
— Malaussène connaissait personne de ce genre-là, dit le Mossi.
Fut-ce à cause du regard de l’enfant ? Le Mossi avait parlé trop vite. Légèrement trop vite. Thian fut le seul à s’en apercevoir. Les autres reprenaient déjà leurs questions.
— Pourquoi planquiez-vous dans cette camionnette, rue de la Pompe ?
— Merguez, dit le Kabyle.
— Je vais vous dire ce qui s’est passé, dit un des quatre flics. Vous faisiez diversion dans votre Tube pourri, et pendant qu’on vous cravatait, quelqu’un a enlevé Chabotte et l’a buté.
— Chabotte ? demanda Simon.
— Ça va vous coûter un maximum.
— Tu vois ce que c’est, dit tristement le Mossi au Kabyle, on fait dans le bonneteau pendant des années, et le jour où on veut se ranger, c’est les emmerdes qui commencent… Je t’avais prévenu, Simon.
— On reprend tout à zéro, dit quelqu’un.
Je l’ai quitté en lui faisant une scène ! Julie eut un réveil glacé. Elle venait de se revoir, dressée au-dessus de Benjamin, lui reprochant ce qu’il était, l’exhortant à devenir lui-même… Une supérieure de couvent accroupie sur le corps d’un possédé !
Et lui, coincé entre ses cuisses, une rage incrédule dans les yeux, méconnaissable, comme un animal confiant pris au piège. Ils venaient de faire l’amour.
Elle avait resserré l’étau : « Tu n’as jamais été toi-même ! »
L’identité…
Elle était de cette génération-là… Le credo de l’Identité le sacro-saint devoir de lucidité. Surtout ne pas être dupe ! Pas dupe, surtout ! Le péché capital, ça : être dupe ! « Au service du réel, toujours ! »… « une effroyable chieuse, oui »… « et menteuse avec ça »…
Elle s’était drapée dans le dogme professionnel. En réalité, à lui reprocher sa vie de bouc, les enfants de sa mère, son boulot de prête-visage, elle criait tout autre chose à Benjamin : qu’elle le voulait à elle, à elle seule, et des enfants qui fussent les leurs, c’était cela, au fond, cette explosion de rage : un pur abcès de conjugalisme. « Journaliste du réel, tu parles… » Elle s’était déchaînée comme une aventurière sur le retour, une baroudeuse de l’œil et du stylo, qui se retrouvait, la trentaine amplement passée, en proie à une panique irrépressible… une solitude d’explorateur revenu trop tard au village et qui voudrait racheter toutes les maisons. C’était cela et pas autre chose : elle avait exigé que le porte-avions Malaussène se métamorphosât en maison de famille, sa maison à elle, un point c’est tout.
Maintenant qu’on lui avait enlevé Benjamin, le doute n’était plus permis.
* * *
Bon. Plus de sommeil possible. Julie se lève, le souffle court. Le lavabo de la petite chambre de bonne, une de ses cinq planques parisiennes, crachote une eau ferrugineuse et glacée.
— Je suis douée pour les ruptures, il n’y a pas à dire…
Julie s’asperge. Elle reste un instant, tête basse, s’appuyant, bras tendus, à l’émail du lavabo. Elle sent le poids de ses seins. Elle lève la tête. Elle se regarde dans le miroir. Elle s’est coupé les cheveux, l’avant-veille. Elle les a enfouis dans un sac poubelle avant de les éparpiller dans la Seine. On avait encore frappé à sa porte, après le passage de Jérémy. Elle avait entendu : « Police ! » ; elle avait continué à se couper les cheveux en silence. On avait frappé une seconde fois, mais sans grande conviction. Elle avait entendu le bruit d’un papier qu’on glissait sous la porte. Une convocation au commissariat à laquelle elle ne se rendrait pas. Elle avait exhumé de sa vie professionnelle (journaliste au service du réel) un passeport italien réactivé et deux fausses cartes d’identité. Perruques. Maquillages. Elle serait successivement italienne, autrichienne, et grecque. Naguère, ce genre de carnaval l’amusait beaucoup. Elle avait poussé le privilège féminin de la métamorphose jusqu’à son degré extrême de perfection. Elle savait se rendre laide, d’une laideur courante. (Mais non, la beauté n’est pas une fatalité…) À l’âge où les mamans bien intentionnées apprennent à leurs jolies filles l’art du sourire sans rides, le gouverneur son père avait initié Julie aux grimaceries les plus inconcevables. C’était un pitre, un homme caméléon, par sympathie universelle. Imitant un discours de Ben Barka, il devenait Ben Barka. Et s’il fallait que Ben Barka dialoguât avec Norodom Sihanouk, il devenait Ben Barka et Norodom Sihanouk. Dehors, il jouait pour elle toutes les scènes de la rue. Avec une rapidité stupéfiante, il mimait le chien comme sa maîtresse, et la tête des tomates sur lesquelles le chien venait de pisser. Oui, le gouverneur son père pouvait imiter les légumes. Ou les objets. Il plantait son interminable profil devant elle, ses bras arrondis formaient un cercle parfait au-dessus de sa tête, il se hissait comme une ballerine sur la pointe du pied, la jambe gauche repliée à angle droit, pied perpendiculaire à la jambe.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Julie ?
— Une clef !
— Bravo, mon amour, vas-y, refais-moi la clef.
* * *
Le moteur de la Giulietta tourne en silence. Miranda Skoulatou, la Grecque, a repéré le secrétaire Gauthier. Celui qui figurait, en retrait, sur les photos de J.L.B. Malaussène. C’est lui qui a remis à Laure Kneppel le modèle de l’interview idéale. C’est lui qui a veillé à ce que le texte fût rétabli dans sa version originale. C’est lui qui a fait sèchement punir Benjamin.
— C’est Gauthier, oui, avait avoué le ministre Chabotte, une bouche de revolver posée sur la nuque.
Il avait ajouté :
— Un garçon expéditif, bien qu’il n’y paraisse pas.
Gauthier habile rue Henri-Barbusse, dans le cinquième arrondissement, face au lycée Lavoisier. Il a des horaires précis. Il sort de chez lui et y rentre comme un oiseau mécanique. Une mine d’étudiant sur un duffel-coat de rêveur.
Miranda la Grecque vérifie une dernière fois le barillet du revolver.
Elle voit Gauthier s’approcher dans son rétroviseur.
Il a le visage poupin.
Il porte à la main un cartable d’écolier.
Miranda Skoulatou arme le chien du revolver.
Le moteur de la voiture est silencieux comme un souffle du matin.
— Severina Boccaldi. Italienne.
— Elle portait une perruque ?
— Quoi ?
— D’après vous, c’étaient ses cheveux naturels ou une perruque ?
— Moi, j’ai vu que ses dents.
— Vous pourriez peut-être me dire la couleur de ses cheveux ?
— Non, je ne voyais que ses dents. Même sur le passeport, il y avait que des dents.
Boussier, le loueur de voitures, était un marrant Caregga, l’inspecteur de police, un inspecteur patient. Tenace, même.
— Blonde ou brune ?
— Franchement, je saurais pas vous dire. Un truc dont je me souviens : elle a fait hurler l’embrayage en démarrant.
— Ni très blonde, ni très brune, alors ?
— Me semble pas, non… On devrait jamais louer de bagnoles aux bonnes femmes. Aux Ritales moins qu’aux autres.
— Rousse ?
— Ah non ! celles-là, je les repère les yeux fermés.
— Cheveux très longs ?
— Non.
— Très courts ?
— Non plus. Elle était coiffée, il me semble, vous voyez ce que je veux dire ? Elle avait une coiffure, quoi, comme les femmes…
« Perruque », supposa l’inspecteur Caregga. *
* * *
La deuxième cliente était autrichienne. Elle s’était adressée à une agence de la place Gambetta, là-haut, dans le vingtième.
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