Malaussène qui, lui, avait fini une balle dans la tête.
* * *
Le jour se levait, à présent, et Julie savait ce qu’elle avait toujours su, la seule raison pour laquelle elle avait aimé ces deux hommes, et ces deux-là seulement : ils étaient le commentaire du monde. C’était une phrase idiote, mais Julie n’aurait pu le dire autrement : Charles-Émile Corrençon, l’ex-gouverneur colonial son père, et Benjamin Malaussène, le bouc émissaire son homme, avaient eu ceci en commun : ils avaient été le commentaire du monde. Benjamin était à lui seul la musique, la radio, la presse et la télé. Benjamin, qui ne sortait jamais de chez lui, Benjamin si peu « branché », Benjamin soufflait l’air de son temps. Dans sa chambre de convalescence, auprès de Benjamin, Julie avait passé de longs mois à respirer le monde aussi sûrement qu’en allant crapahuter sur le champ d’une quelconque bataille essentielle. On pouvait dire cela autrement, on pouvait dire, par exemple, que le gouverneur et le bouc avaient été les consciences vives de leurs époques respectives, que le bouc, à sa manière, était la mémoire vivante du gouverneur : « Je rêve d’une humanité qui n’aurait à cœur que le bonheur de son voisin de palier », proclamait le gouverneur.
Benjamin était ce rêve.
* * *
Je déconne, se disait Julie, je déconne, l’heure n’est pas aux célébrations pieuses, la seule question est de savoir : « Qui ? Pourquoi ? »
Car à y regarder de près, quoi qu’aient été le gouverneur et Benjamin, à présent, ils n’étaient plus rien.
* * *
— Julie !
C’était une voix d’enfant, derrière la porte.
— Julie !
Julie ne broncha pas.
— Julie, c’est Jérémy…
(Oh ! Jérémy dressé sur l’estrade, Jérémy fouillant la pénombre en ébullition du Palais Omnisports, Jérémy hurlant : « Qui a fait ça ? »)
— Julie, je sais que tu es là !
Il martelait la porte.
— Ouvre-moi !
Il y avait cela, aussi, les enfants Malaussène, les enfants de la mère… « famille de cinglés »…
— Julie !
Mais Julie restait immobile autour de son cœur : « Désolée, Jérémy, je ne peux pas bouger, je suis confite dans la merde. »
— Julie, il faut que tu m’aides !
Il hurlait, maintenant. C’étaient ses pieds qui frappaient.
— Julie !
Puis il se fatigua.
— Julie, je veux t’aider, tu n’y arriveras pas toute seule…
Il avait deviné ses intentions.
— J’ai des idées, tu sais.
Julie n’en doutait pas.
— Je sais qui a fait ça, et je sais pourquoi…
Tu as de la chance, Jérémy. Pas moi. Pas encore…
Les coups redoublèrent contre la porte. Pieds et poings mêlés. Puis ce fut le silence.
— Tant pis, dit Jérémy. Je le ferai tout seul.
Tu ne feras rien du tout, Jérémy, pensa Julie. Il y a quelqu’un qui t’attend à la porte de l’immeuble, Hadouch, ou Simon, ou le vieux Thian, ou le Mossi, ou tous ensemble. Ils ont dû promettre à la mémoire de Benjamin que tu ne foutrais pas le feu à deux collèges dans ta vie. Tu ne feras rien, Jérémy, Belleville veille sur toi.
— Ce sont les Éditions du Talion qui vous envoient, j’imagine ?
Le ministre Chabotte toisait le commissaire divisionnaire Coudrier. De bas en haut, mais il le toisait tout de même.
— Le fait est que la directrice du Talion vous a désigné à un de mes inspecteurs comme étant le véritable J.L.B., monsieur le Ministre.
— Et vous avez jugé plus délicat de venir me trouver en personne plutôt que de me soumettre aux questions d’un inspecteur, je vous en remercie. Coudrier, sincèrement, merci.
— La moindre des choses…
— Nous vivons une de ces situations où la moindre d’entre les plus petites choses prend une certaine valeur. Asseyez-vous. Whisky ? Porto ? Thé ? Quelque chose ?
— Rien. Je ne fais que passer.
— Moi aussi, figurez-vous. J’ai un avion qui s’envole dans une heure.
— …
— Bon, eh bien oui, je donne dans la plume à mes temps perdus et je ne tiens pas à ce que cela s’ébruite. Incompatible avec mes fonctions, au moins jusqu’à ma retraite. Nous verrons plus tard s’il convient de me dévoiler. En attendant, nous avons envoyé un jeune homme jouer le rôle de J.L.B. sous les projecteurs de la gloire. Stratégie éditoriale, rien de plus.
« Si ce n’est une balle dans la tête de Malaussène… » songea le divisionnaire Coudrier, mais il n’exporta pas son observation. Il préférait s’en tenir aux questions de routine.
— Avez-vous la moindre idée des raisons pour lesquelles on a tiré sur Malaussène ?
— Pas la moindre, non.
(« Le contraire m’aurait étonné. »)
— À moins que…
— À moins qu’on n’ait voulu abattre une image.
— Je vous demande pardon ?
Le profil bas, toujours, devant un ministre. Ne jamais lui donner le sentiment qu’on pourrait comprendre avant lui, être ministre à sa place.
— Vous n’ignorez pas l’ampleur de la campagne publicitaire qui a précédé le lancement de mon dernier roman à Bercy. Les Éditions du Talion ont dû également vous dévoiler mes chiffres de vente… Il n’en faut pas plus pour qu’un illuminé quelconque ait cherché à frapper un grand coup en déboulonnant un mythe. Dès lors le choix est vaste : un quelconque brigadiste international s’offrant l’auteur fétiche du réalisme libéral, un admirateur trop fanatique mangeant son dieu en pleine lumière comme on a bouffé ce pauvre John Lennon, que sais-je… l’embarras du choix, je vous dis, et j’en suis désolé pour vous, mon cher…
Tout cela sur un ton détaché, dans une bibliothèque dont les proportions et le nombre de volumes incitent en effet à une certaine sagesse.
— Depuis quand écrivez-vous ?
— Seize ans. Sept titrés en seize ans et deux cent vingt-cinq millions de lecteurs. Le plus étrange étant que je n’ai jamais eu la moindre intention de publier.
— Non ?
— Non. Je suis un commis de l’État, Coudrier, pas un saltimbanque. Je m’étais toujours dit que si j’avais à écrire un jour, je ferais plutôt dans les Mémoires, de quoi occuper une de ces retraites politiques qui ne s’avouent jamais vaincues. Mais le destin en a décidé autrement.
(« Comment peut-on prononcer des phrases pareilles ? »)
— Le destin, monsieur le Ministre ?
Brève hésitation. Puis, avec une certaine brusquerie :
— J’ai une mère, là-haut, Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte.
Du pouce, l’ex-ministre Chabotte montre le plafond de la bibliothèque. La chambre de la vieille mère, sans doute.
— Muette et sourde depuis seize ans. Et tout le malheur du monde sur son visage. Voulez-vous la voir ?
— Ça ne sera pas nécessaire.
— En effet. D’ailleurs, vous vous épargnez une épreuve. Excusez-moi, je vous prie. Olivier ! Olivier !
Comme le dénommé Olivier ne se manifeste pas instantanément, l’ex-ministre Chabotte bondit, poings fermés, vers la porte de la bibliothèque. Lui qui vient d’évoquer sa vieille mère a bel et bien l’air, soudain, d’un enfant capricieux. La porte s’ouvre avant qu’il l’atteigne, évidemment. Apparition d’Olivier.
— Et cette voiture, bon Dieu, elle est prête ?
— La Mercedes ? Elle est prête, monsieur. Antoine vient d’appeler du garage. Il arrive d’une minute à l’autre.
— Je vous remercie. Descendez les valises dans le hall.
Porte qui se referme.
— Où en étais-je ?
— Votre mère, monsieur le Ministre.
— Ah oui ! Elle a toujours voulu que j’écrive, figurez-vous. Les femmes… elles se font une idée de leur progéniture… passons… Bref, je me suis mis à griffonner quand elle est tombée malade. Je lui lisais mes pages tous les soirs. Dieu sait pourquoi, ça lui faisait du bien. J’ai continué malgré les progrès de la surdité… seize années de lecture dont elle n’a pas entendu un traître mot… mais son seul sourire de la journée. Pouvez-vous comprendre ce genre de choses, Coudrier ?
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