L’enfance de Julie se résumait à ceci : elle avait écouté parler le gouverneur son père. Elle ne pouvait concevoir de jeu plus palpitant.
— Quant aux très beaux, tout le monde les regarde, mais ils n’osent regarder personne, de peur qu’on ne leur saute dessus. Et les très beaux meurent de solitude, pour cause d’admiration universelle.
Il mimait tout ce qu’il disait. Il en rajoutait dans le pathétique. Elle riait.
— Je vais te faire greffer un nez en patate, ma fille, et des oreilles en chou-fleur, tu ressembleras à un potager ordinaire, tu produiras de paisibles petits légumes que je ferai sauter… sur mes genoux.
* * *
Au Palais Omnisports de Bercy, l’espace s’était, là aussi, creusé autour de Julie. Dieu sait que la foule était compacte, pourtant. Mais ils avaient pris leur distance comme si elle avait surgi de la terre au milieu d’eux. Ils avaient un œil braqué sur la scène et l’autre sur elle. Fascinés par l’écrivain qui répondait aux questions dans l’époustouflante auréole de ses traducteurs, et fascinés par cette femme qui semblait sortie toute vive d’un de ses bouquins. Comme quoi la littérature n’est pas que mensonge. Du coup, certains d’entre eux s’étaient imaginés rencontrant cette femme très haut, entre deux continents, dans un de ces avions qui tricotent les fortunes. La réalité venait confirmer leur émoi de lecteur : la beauté existe et tout est possible.
Et voilà que dans l’enthousiasme du Palais Omnisports, éclaboussés par la lumière de la scène, subjugués par l’à-propos de l’écrivain — réponses fulgurantes, tranquillité des forts —, ils se trouvaient plus beaux eux-mêmes, plus volontaires. Ils regardaient plus franchement la belle femme. Ils ne la jugeaient plus inaccessible. Enfin, moins. Le cercle ne se resserrait pas pour autant. Elle était toujours debout, là, au centre, seule. Elle regardait la scène comme eux. Ils lui lançaient des sourires complices : quel type, hein, ce J.L.B. !
Et Clara vint se blottir dans les bras de Julie.
— Tu es là ?
Le cercle vide, autour de Julie, servait au moins à cela : les amis la repéraient plus facilement dans les foules.
— Je suis là, Clara.
Il y avait dans l’étreinte de Clara un mélange d’excitation et de chagrin. Clara était tout entière dans cette farce incroyable, tout entière dans sa grossesse et tout entière encore dans la mort de Saint-Hiver. « Famille de cinglés », se dit Julie en enroulant son bras autour de la petite. Et elle sourit. Là-bas, sur la scène, Benjamin cherchait une réponse à l’épineuse question de la « volonté ».
Question : Le thème de la volonté revient constamment dans votre œuvre, pourriez-vous nous donner votre définition de la volonté ?
Julie souriait : « On dirait que ça te pose des problèmes, la volonté, Benjamin. »
* * *
Elle n’était pourtant pas d’humeur à sourire. Il se jouait là quelque chose de dangereux, elle le savait. Elle connaissait Laure Kneppel, la journaliste qui avait signé l’interview de J.L.B. dans Playboy. Une free-lance des mondanités artistiques, mais ancienne correspondante de guerre qui avait décroché en plein Liban. « Les voitures piégées, les lambeaux de chair suspendus aux balcons, les enfants tués et les enfants tueurs… trop c’est trop, Julie, maintenant je fais dans le bronzage et l’académicien. »
Réfugiée depuis toutes ces semaines dans son Vercors natal, Julie n’avait pas eu entre les mains le numéro de Playboy. Mais le copyright avait fait des métastases dans toute la presse, et Julie avait lu de larges extraits de l’interview J.L.B. dans Le Dauphiné libéré. Elle y avait senti comme un appel de Benjamin. Elle n’était guère superstitieuse, mais il lui avait semblé qu’en le débusquant ici, dans sa cachette la plus secrète, Benjamin lui faisait un signe. Julie avait décidé de rentrer à Paris. Rien de particulier dans l’interview, pourtant. C’était un modèle du genre, un enchaînement mécanique de questions et de réponses parfaitement idiotes qui donnait un papier parfaitement idiot.
Julie avait fermé la vieille ferme des Rochas.
La cour était envahie de roses trémières malausséniennes que Julie n’avait pas coupées.
Julie avait roulé toute la nuit. Toute la nuit, Julie s’était dit : « Non, Benjamin n’a pas pu donner une interview aussi lisse. » « Et pourquoi non ? il est capable de tout en matière d’humour — y compris de n’en avoir aucun, histoire de se faire vraiment rire. »
Dès son premier coup d’œil sur les murs de Paris, Julie avait mesuré l’ampleur de la campagne J.L.B. Benjamin partout. La seule chose qu’elle reconnut de lui, dans ce visage dévoyé, c’était la facture même des photos : l’œil amoureux de Clara.
Julie avait eu de la peine à entrer chez elle. L’amour coinçait sous sa porte. Une quarantaine de lettres de Benjamin en deux mois d’absence. Encore l’invasion des roses trémières… Benjamin lui disait par écrit ce qu’il lui disait par oral, quelques formules en plus, quelques images amusantes, des effets de style pour camoufler des afflux de cœur. Ce type était retors comme pas deux. Il lui racontait tout J.L.B. Les séances d’essayage chez Chabotte, la cure de couscous, Jérémy, la réprobation muette de Thérèse, tout.
Mais pas un mot sur l’interview.
Elle en déduisit qu’il lui cachait quelque chose.
L’instinct commanda à Julie de ne pas aller chez Benjamin. Ils se retrouveraient au lit et elle n’en sortirait pas lucide.
Elle décida de cuisiner Laure Kneppel. Elle la trouva rue de Verneuil, à la Maison des Écrivains, occupée à recueillir les derniers mots d’un poète subclaquant auquel le ministre de la Culture venait d’épingler in extremis les Palmes Académiques. — « Ce qu’on vous colle aux pieds pour faire vos dernières brasses dans le monde des Belles-Lettres », ironisa Laure, au café du coin. « Mais qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite, ma grande ? »
Julie le lui dit. Laure changea de couleur.
— Ne mets pas ton nez dans cette affaire J.L.B., Julie, ça sent la poudre. Moi qui me croyais peinarde avec les artistes…
Et de lui expliquer comment, au beau milieu d’une partie de ping-pong parfaitement convenue (questions et réponses lui avaient été fournies par un certain Gauthier, secrétaire de J.L.B.), voilà le J.L.B. en question qui déraille et lui sort une tirade incendiaire à la gloire de la prime enfance, du tiers monde et du quatrième âge. Laure avait essayé de le remettre sur les rails, mais il n’y avait rien eu à faire.
— Il avait disjoncté, Julie. Une crise de mauvaise conscience, comme un soldat malade, tu vois ?
Julie voyait.
En sortant du Crillon, Laure s’était dit qu’après tout, tant mieux, elle tenait un joli moment de vérité. Ce n’était pas si fréquent dans la profession. Et puisque le bonhomme y tenait tant, elle publierait la vérité du bonhomme. Seulement voilà…
— Voilà quoi ?
Laure s’était fait accoster par trois types qui avaient exigé d’écouter la bande, et de lire ses notes.
— À quoi ressemblaient-ils ?
— Un énorme à l’accent russe, un grand maigre et un petit Arabe nerveux.
Laure les avait d’abord envoyés paître, mais l’énorme avait la voix douce, persuasive.
— Ils savaient tout de moi, Julie, jusqu’à l’adresse de ma mère, mon tour de poitrine, le numéro de ma carte bleue…
Le grand maigre lui avait donné un tout petit coup de matraque à la base du dos. Sur une des dernières vertèbres. Elle avait eu la sensation d’être électrocutée. Elle avait publié l’interview telle qu’elle était prévue.
Читать дальше