Question : Après la conférence de presse, on projettera le film tiré de votre premier roman, Dernier baiser à Wall Street ; pouvez-vous nous rappeler les conditions dans lesquelles vous avez écrit ce roman ?
Je peux, bien sûr, je peux, et, pendant que je vends la salade de J.L.B., j’entends la voix sucrée de Chabotte me féliciter encore pour « l’admirable interview de Play boy ». « Vous êtes un comédien-né, monsieur Malaussène, il y a dans vos réponses, pourtant convenues, un accent de sincérité bouleversant. Soyez le même au Palais Omnisports et nous aurons monté le plus gigantesque canular de l’histoire de la littérature. À côté de nous, les plus enragés des surréalistes passeront pour des premiers communiants. » Pas de doute, je suis tombé entre les griffes d’un Docteur Mabuse de la plume, et si je ne lui obéis pas au doigt et à l’œil, il fera couper mes enfants en rondelles. Pas la moindre allusion, évidemment, à la raclée que m’ont foutue ses sbires. « Vous avez bonne mine, ce matin. » Oui, Chabotte en a même rajouté dans ce sens, la tasse de café tendue, le sourire offert.
La reine Zabo et les copains du Talion étaient évidemment hors de tout soupçon et, vu l’état d’excitation où les flanquaient les préparatifs de la fête, je n’ai pas eu le cœur de leur en parler. Comme toujours dans les moments graves de ma vie, c’est du côté de Belleville que je suis allé chercher secours.
— Un grand matraqueur, un petit poids plume de chez nous et un balaise qui parle comme à l’Est ? Si c’est ceux auxquels on pense, on peut dire que tu as tiré le gros lot, mon frère Benjamin !
L’envers des dossiers de police, ce sont les dossiers de la rue, forcément. Tout le monde se connaît plus ou moins à force de se fréquenter.
— Ils t’ont fait mal ?
Hadouch était venu s’asseoir entre Simon le Kabyle et Mo le Mossi. Il avait posé un thé à la menthe devant moi.
— C’est fini, Ben, on est là. Bois.
J’ai bu. Simon a dit :
— Voilà, maintenant, t’as plus peur.
Question : Le thème de la volonté revient constamment dans vos œuvres. Pourriez-vous nous donner votre définition de la volonté ?
J’ai la réponse du catalogue dans la tête : « Vouloir, c’est vouloir ce qu’on veut », et je m’apprête à la recracher, en bon magnétophone que je suis devenu, quand soudain, explosant devant moi, je vois la tignasse flamboyante de Simon. Une belle fusée rousse dans la nuit où je me suis perdu. L’étoile de Kabyle au firmament du Palais Omnisports ! Sauvé, les enfants ! Simon est là, exactement en face de moi, debout derrière mon mastard-étrangleur. Le mastard a un bras replié dans le dos et, au visage, le genre d’expression qui permet de comprendre ce que doit ressentir une porcelaine de Saxe dans la tenaille d’un forgeron. De sa main libre, index et pouce joints en un bel arrondi, Simon m’indique que tout est dans l’ordre. Cela signifie que Hadouch et Mo ont fixé mes deux autres anges gardiens et que ma parole est aussi libre, désormais, que la plume du poète en pays de gratuité. Et ma foi, puisqu’on me demande mon opinion sur ce qu’est la volonté, c’est volontairement que je vais donner la réponse. Ô mes amis du Talion, ma trahison sera cette fois absolue, publique et sans appel, mais quand vous saurez vous me pardonnerez, parce que vous n’êtes pas des Chabotte, vous, vous ne pratiquez pas la littérature de la matraque, votre commerce à vous, Zabo, Majesté des livres, Loussa de Casamance, facétieux commis du rêve, Calignac, régisseur paisible des utopies, et Gauthier, page appliqué des pages, votre commerce à vous, c’est le commerce des étoiles !
J’ai donc ouvert la bouche pour déboulonner tout ce cirque, balancer Chabotte et, dans la foulée, dire la Justice et la Littérature, majuscules en tête… mais je l’ai refermée.
C’est que, deux rangées derrière Simon le Kabyle, il y a Julie ! Julie, oui, la mienne ! Bien visible au centre d’un cercle d’admirateurs. Elle me regarde droit. Elle me sourit. Sa main est posée sur l’épaule de Clara.
Alors, foin de vengeance, foin de justice, foin de littérature, je change une nouvelle fois mon fusil d’épaule : c’est d’amour qu’il va être question ! J.L.B. redevenu Benjamin Malaussène va vous improviser une de ces déclarations d’amour publiques qui va foutre le feu à vos poudres affectives ! Parce que l’amour de ma Julie, je vous le dis en vérité, est de ceux qui embrasent les bois flottants les plus oubliés de l’amour ! Oui, quand je vous aurai dit les baisers de Julie, les seins de Julie, les hanches de Julie, la chaleur de Julie, ses doigts et son souffle, pas un de vous, pas une, qui ne considérera son voisin, sa voisine avec d’autres yeux que les miens pour Julie, et je vous prédis une fête qui pour une fois sera une fête, et que le Palais Omnisports de Bercy, enfin, justifiera sa verdoyante érection !
Question : Dois-je répéter ma question, monsieur ?
J’ai souri à Julie. J’ai ouvert grand mes bras, les mots d’amour me sont venus comme une avalanche… et j’ai vu la balle pénétrer mon champ de vision.
C’était une balle calibre 22 à forte pénétration. Le dernier cri. D’autres, paraît-il, revoient le film instantané de leur existence. Moi, c’est cette balle que j’ai vue.
Elle est entrée dans les trente centimètres de ma bonne vision de lecteur.
Elle avait un corps effilé de cuivre.
Elle tournait sur elle-même.
« La mort est un processus rectiligne… » Où est-ce que j’ai bien pu lire ça ?
Et cette vrille de cuivre dont la pointe luisait sous la lumière des projecteurs a pénétré dans mon crâne, creusant un trou soigneux dans l’os frontal, labourant tous les champs de ma pensée, me projetant en arrière en s’écrasant sur l’os occipital, et j’ai su que c’était fini aussi nettement que l’on sait, selon Bergson, l’instant où ça commence.
COUDRIER : Dites-moi, Thian, jusqu’où peut aller une femme quand elle a décidé de venger l’homme qu’elle aime ?
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : Au moins, oui.
La nature avait attribué à Julie le rôle de la belle femme. Le beau bébé d’abord, l’enfant radieuse ensuite, l’adolescente unique, et la belle femme. Cela créait un vide autour d’elle : le recul de l’admiration. Dès qu’ils la voyaient, ils prenaient leurs distances, tous autant qu’ils étaient. Mais une distance rendue élastique par le désir de s’approcher, de flairer l’odeur de ce corps, de pénétrer le halo de cette chaleur, de la toucher enfin. Ils étaient attirés et maintenus à distance. Julie connaissait cela depuis toujours, cette sensation de vivre au cœur d’un espace dangereusement élastique, perpétuellement tendu. Ils avaient été peu nombreux à oser pénétrer dans ce cercle. Elle n’était pas une femme altière, pourtant. Elle avait seulement acquis très tôt le regard des très beaux : un regard sans préférence.
— Il n’y a que deux races, ici-bas, disait le gouverneur colonial Corrençon, père de Julie. Il y a les très beaux et les très laids. Quant à la peau et à ses histoires de couleurs, ce sont des caprices de la géographie, rien de plus.
C’était un des thèmes favoris du gouverneur Corrençon, les très beaux et les très laids… « Et puis, il y a nous autres », ajoutait-il en se désignant comme s’il était à lui seul l’étalon esthétique d’une humanité ordinaire.
— Personne n’ose regarder les très laids, de peur de les blesser, et les très laids meurent de solitude, pour cause de délicatesse universelle.
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