— Bravo, Benjamin, tu vois, ça rentre !
Jérémy me faisait réciter mes futures interviouves. Cinquante pages de questions-réponses élaborées par Chabotte, qu’il fallait ingurgiter et resservir avec la spontanéité du prédateur. « Ne donnez surtout pas l’impression de réfléchir, monsieur Malaussène, la certitude doit jaillir de J.L.B., comme une source de pognon. »
Jérémy rentrait dare-dare du lycée et, au lieu de me présenter son cahier de textes comme c’était la coutume, il venait me chercher jusque dans les chiottes.
— Pas la peine de te planquer, Ben, je sais que tu es là.
Et c’était reparti pour un tour.
— « L’âge, que pensez-vous de l’âge ? »
— « Il y a des vieillards de vingt ans et des jeunes gens de quatre-vingts. »
— « Et à quarante ans ? »
— « À quarante ans, on est riche ou on n’est rien. »
— Parfait. « L’argent ? »
— Quoi, l’argent ?
— Eh bien, qu’est-ce que J.L.B. pense de l’argent ?
— Du bien.
— S’il te plaît, Ben, réponds exactement. « Comment vous situez-vous par rapport à la problématique de l’argent ? »
— Du côté de la planche à billets.
— Arrête, Ben, c’est quoi la bonne réponse ?
— Je ne sais pas.
— « L’argent a toujours paru suspect aux Français ; ce qui me paraît suspect à moi, c’est d’en vouloir et de ne pas en gagner. »
J’étais sauvé par le gong : l’heure sacro-sainte de la lecture.
* * *
On était en janvier, dans le vol Concorde AF 516, et il sut au premier regard que ce serait elle. Assise sur le siège voisin du sien, elle lui apparut d’emblée aussi tentante et inaccessible qu’un edelweiss trônant sur un sommet de zibeline. Une chose était certaine, il ne choisirait pas d’autre mère à ses enfants.
Son cœur, d’abord, s’était senti à l’étroit et il s’était plusieurs fois levé sans raison. Il n’était pas particulièrement grand. Ses gestes avaient gardé cette incertitude de l’adolescence qui faisait son charme et avait coûté bien des fortunes à ses ennemis. Quiconque le connaissait bien (mais ils étaient peu nombreux à le bien connaître) aurait perçu au frémissement de la fossette qui lui fendait le menton que Philippe Ahoueltène, le seul vainqueur de la bataille du Yen, le tombeur du Texan Hariett et du Japonais Toshuro, était ému.
* * *
Les petits s’amusaient, quoi. C’était le but de l’opération. Moi, pas tellement. Il faut être honnête, pas tellement. Vaguement honteux, même. (Julie en filigrane : « Tu ne voudrais pas être toi-même, une fois dans ta vie ? ») Il m’arrivait de m’en plaindre à qui de droit. J’entrais dans la chambre des enfants endormis. Je me penchais sur l’arrondi de Clara, je délaçais doucement ses doigts croisés, et je m’adressais direct au petit profiteur, là :
— Tu es content de toi ? Parce que c’est à cause de toi, tout ça… tu en as conscience, au moins ? Beuh non, bien sûr, je vends mon âme pour te faire milliardaire et tu t’en fous, tu commences par l’ingratitude, comme tous les autres… Franchement, tu crois que c’est une vie d’homme de gagner le pain des anges ?
* * *
— Vous ne craquez pas, au moins, monsieur Malaussène ?
La sollicitude de Chabotte m’allait droit au cœur.
— Dites, vous tenez vaillamment le coup, n’est-ce pas ?
C’est qu’il n’était plus temps de faire machine arrière. Les affiches et les slogans avaient opéré leur jonction. LE RÉALISME LIBÉRAL : UN HOMME, UNE CERTITUDE, UNE ŒUVRE ! Ma bouille en gigantesque, et mes initiales partout. Dans toutes les stations de métro. Dans les gares. Dans les aéroports. Sur le cul des bus : J.L.B. regard tendu, sourire à la page, menton conquérant et joues planétaires. Deux prothèses tout de même pour gonfler la planète. Et la sortie imminente du Seigneur des monnaies, annoncée comme la surprise des surprises !
— Asseyez-vous, je vous en prie. Olivier, une tasse de café pour M. Malaussène ! Qu’est-ce qui vous tracasse, mon vieux, n’avons-nous pas fait un travail merveilleux ?
— Rien, ça va au poil, au poil, ça va…
— Bon, voilà qui me rassure. Maîtrisez-vous vos interviews ? C’est capital, les interviews !
— Je maîtrise.
— Les photos de votre sœur sont admirables. J’en prévois une nouvelle série qui illustrera le premier papier vous concernant. Vous verrez, vous ne serez pas déçu…
* * *
Ces photos-là furent prises à Saint-Tropez, sur fond de Méditerranée qui en a vu d’autres. J.L.B. débarquant de son Mystère 20 personnel, J.L.B. au volant de sa toute dernière Jaguar XJS V12, 5,3 litres de cylindrée, 241 km/h, cuir Colonny et ronce de noyer, 385 000 F environ : sa 2 C.V. tropézienne. J.L.B. en conversation ultra-secrète au cœur de sa villa, avec un Arabe enturbanné (« il est te conseiller particulier des princes du pétrole »). L’Arabe en question était le vieil Amar soi-même, et, révélée par les buissons, on devinait la silhouette de ses « gardes du corps », Hadouch, Mo et Simon — walkie-talkie et mines de circonstances :
— On se fait pas chier, avec toi, mon frère Benjamin, un coup c’est un mariage de roumis en cabane, un autre coup c’est Saintrope, quand c’est que tu nous emmènes sur la lune ?
Et J.L.B., enfin, dans la solitude de son bureau de marbre, mettant la dernière main à son dernier roman : Le Seigneur des monnaies .
* * *
— Je dis bien le dernier roman, monsieur Malaussène.
Petite phrase de Chabotte, anodine en apparence, mais qui fut le seul rayon de soleil de toute cette période.
— Vous voulez dire que vous renoncez à écrire ?
— À écrire, certes pas ! Mais à ces fadaises, oui, et de grand cœur !
— Ces fadaises ?
— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais passer le reste de ma vie dans la littérature de drugstore ? J’ai fait fortune en imaginant ce produit, soit, j’ai inventé un genre, soit, j’ai gavé les imbéciles de stéréotypes, soit, mais, ce faisant, je me suis cantonné dans l’anonymat comme l’exigeait ma déontologie d’homme politique, or je prends ma retraite dans neuf mois, monsieur Malaussène, et avec elle, je jette aux orties ma défroque de scribouillard anonyme pour prendre la plume, la vraie, celle qui signe de son nom et taille les habits verts, celle qui a rempli les rayons de cette bibliothèque !
Sa voix avait grimpé l’échelle des aigus. Il était la proie d’un tourbillon d’enthousiasme juvénile.
— Tout cela ! Tout cela ! Je suis de ceux qui ont écrit tout cela !
Il me désignait les rayons qui se perdaient là-haut, dans la pénombre lambrissée du plafond. Sa bibliothèque prenait des proportions de cathédrale.
— Et savez-vous quel sera mon prochain sujet ?
L’œil brillait, le blanc très blanc. Il ressemblait à un personnage de J.L.B. On aurait juré un gamin de douze ans sur le point d’avaler sa dernière bouchée du monde.
— Mon prochain sujet, ce sera vous, monsieur Malaussène !
(Allons bon…)
— Enfin, l’épopée J.L.B., si vous préférez ! Je montrerai à tous ces cuistres de la critique qui n’ont pas daigné me consacrer un seul article…
(C’est donc ça…)
— Je leur montrerai ce que recèle la Galaxie J.L.B., quelle connaissance de notre modernité suppose une œuvre pareille !
La reine Zabo impassible sur sa chaise, et moi entre les griffes d’un matou amoureux d’une souris. Il ronronnait, à présent :
— Écrire, monsieur Malaussène, « écrire », c’est avant tout prévoir. Or, j’ai tout prévu dans ce domaine, à commencer par ce que mes contemporains désiraient lire. Pourquoi les romans de J.L.B. marchent si fort, vous voulez que je vous le dise ?
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