(Ma foi…)
— Parce qu’ils sont un accouchement universel ! Je n’ai pas créé un seul stéréotype, je les ai tous extirpés de mon public ! Chacun de mes personnages est le rêve familier de chacun de mes lecteurs… voilà pourquoi mes livres se multiplient comme les petits pains de l’Évangile !
D’un bond, il fut au milieu de la bibliothèque. Il me pointait du doigt, façon César démontrant un truc capital à son Brutus adoptif :
— Or, mon plus beau stéréotype, c’est vous, monsieur Malaussène ! Et le moment est venu d’en mesurer l’efficacité. Rendez-vous demain au Crillon, à seize heures précises, nous vous avons réservé une suite pour votre première interview. Soyez à l’heure, Benjamin, nous allons présenter le monde au monde !
Rien qui ressemble à une suite du Crillon comme une autre suite du Crillon — pour qui ne fait pas collection de suites. Pourtant, à peine ai-je mis le pied dans la suite à moi réservée que j’en ai exigé une autre.
— Pourquoi ? a demandé le Chamarré qui me tenait la porte, tout en regrettant aussitôt d’avoir posé la question.
« Parce que c’est la consigne, bonhomme », j’ai failli répondre. (« Un écrivain de la dimension de J.L.B., c’est capricieux ou ça n’est pas, m’avait expliqué Chabotte, vous exigerez une autre suite. »)
— L’orientation, j’ai dit.
La tête du Chamarré a fait signe qu’elle comprenait, et Sa Compétence m’a orienté vers une autre suite. Ça pouvait aller. Un peu plus petit que la place de la Concorde, mais ça pouvait aller.
— Ça te va, ma Clarinette ?
Clara ouvrait un œil rond comme son objectif, pupille dilatée : temps de pose indéterminé. J’ai répondu pour elle.
— Ça va.
Et j’ai filé au Chamarré un pourliche de Texan. De quoi passer une nuit dans l’hôtel d’en face, là-bas, de l’autre côté du pont, le tricolore avec des colonnes.
Sur quoi, Gauthier s’est pointé avec le matériel. Lui aussi en était tout sidéré des clins d’or du Crillon. M’a semblé, même, qu’il me considérait avec considération, tout à coup.
— Vous poserez l’écritoire près de la fenêtre et brancherez l’ordinateur à cette prise, là, mon bon Gauthier, ai-je laissé tomber de très haut.
Il s’est marré et m’a répondu de très bas :
— Loussa s’occupe des téléphones, monsieur.
Et, en effet, Loussa de Casamance a fait une entrée triomphale, trois téléphones dans chaque main, comme un père Nicolas de la télécommunication. Il a esquissé un pas à la Fred Astaire :
— Il y a des moments où je suis fier d’être ton pote, petit con. Qui est cette charmante ?
Il venait de remarquer Clara.
— Ma sœur Clara.
Il a tout de suite pigé le rapport avec Saint-Hiver, mais il n’a pas pris la mine de circonstance. Il a seulement dit :
— Eh bien, maintenant que je la connais, je suille encore plusse fier que tu souailles mon pote. Tu ne la mérites probablement pas.
Sur quoi il a saupoudré la piaule de téléphones.
Quand Calignac est arrivé, tout était en place.
L’idée de Chabotte était que le bureau de J.L.B., bourré de télétypes, phones et autres scripteurs, devait paraître branché sur le monde, tandis que l’écrivain, en retrait de plusieurs siècles sur son époque, serait surpris par le photographe près de la fenêtre, écrivant debout à une écritoire. Feuilles blanches, aux grammes soigneusement pesés, qui, dirait la journaleuse légende, lui étaient spécialement envoyées par le Moulin de La Ferté — le dernier à produire des feuilles à l’unité, en chiffon de lin, selon les plus anciennes traditions de Samarcande. Sur ces feuilles, J.L.B. n’écrivait pas au Mont-Blanc, pas à la bille non plus, évidemment, moins encore au marqueur, non, il écrivait au crayon, en toute simplicité : habitude dont il n’avait jamais pu se défaire depuis ses brouillons d’écolier. Ses crayons, ordinairement destinés à la Maison royale de Suède par la très ancienne fabrique d’Östersund, lui étaient envoyés par la reine en personne. Quant aux pipes d’écume qu’il fumait en travaillant (il ne fumait qu’en travaillant) chacune avait son histoire, riche de plusieurs siècles, et ne brûlait qu’un seul tabac, le gris le plus rustique, celui-là même dont la Seita avait abandonné la commercialisation, mais dont, par dérogation spéciale, il recevait sa provision tous les mois.
— Ça va ? demanda Calignac. Tout est O.K. ? Vous n’avez pas oublié les crayons ?
— Les crayons sont à leur place, sur l’écritoire.
— Et le canif ?
— Quel canif ? a demandé Gauthier en pâlissant.
— Le canif de son père ! Il est censé tailler ses crayons avec le canif de son père, un Laguiole, une relique, tu ne le savais pas, Gauthier ?
— J’ai complètement oublié…
— Fonce acheter un Laguiole au tabac du coin, et passe-le au papier de verre, qu’il donne l’impression d’avoir traversé le siècle.
En réalité, Calignac, Gauthier et Loussa s’amusaient autant que mes enfants.
— Ça va, toi ?
— Comme ça.
Calignac a pris mes épaules entre ses pognes de demi de mêlée.
— Pas le moment de flancher, mon petit père : tu sais à combien se monte le premier tirage du Seigneur des monnaies ?
— Trois exemplaires ?
— Arrête de déconner, Malaussène, huit cent mille ! On a sorti huit cent mille exemplaires d’un coup.
* * *
ELLE : Si je vous demandais quelle est votre principale qualité, J.L.B., que me répondriez-vous ?
MOI : Entreprendre.
ELLE : Et votre principal défaut ?
MOI : Ne pas tout réussir.
ELLE : Auriez-vous connu, l’échec ? C’est à peine pensable quand on vous voit.
MOI : J’ai perdu des batailles, mais j’en ai toujours tiré l’enseignement qui mène à la victoire finale.
ELLE : Que conseilleriez-vous à un jeune d’aujourd’hui qui souhaiterait entreprendre ?
MOI : Vouloir ce qu’il veut, se lever tôt, ne rien attendre que de lui-même.
ELLE : Comment naissent vos personnages de roman ?
MOI : De ma volonté de vaincre.
ELLE : Les femmes de vos romans sont toujours belles, jeunes, intelligentes, sensuelles…
MOI : Elles ne le doivent qu’à elles-mêmes. Une apparence, cela se conquiert, et cela devient votre vérité.
ELLE : Si je vous ai bien compris, tout le monde peut être beau, intelligent et riche ?
MOI : C’est une question de volonté.
ELLE : La beauté, une question de volonté ?
MOI : La beauté est d’abord intérieure. La volonté l’extériorise.
ELLE : Vous parlez toujours de volonté. Mépriseriez-vous les faibles ?
MOI : Il n’y a pas de faibles, il n’y a que des gens qui ne veulent pas vraiment ce qu’ils veulent.
ELLE : Vous-même, avez-vous toujours désiré la richesse ?
MOI : Dès l’âge de quatre ans, dès que je me suis su pauvre.
ELLE : Une revanche sur la vie ?
MOI : Une conquête.
ELLE : L’argent fait-il vraiment le bonheur ?
MOI : Il en est la condition première.
ELLE : Vos héros s’enrichissent très jeunes, et l’âge est un thème qui revient fréquemment sous votre plume. Que pensez-vous de l’âge ?
* * *
Jusque-là, tout marchait comme sur des roulettes. Elle avait appris ses questions dans l’ordre et j’y répondais dans l’ordre. Nous étions comme deux récitants à égrener pieusement le rosaire de la connerie. Elle était arrivée traqueuse, ne sachant où poser ni ses yeux ni ses fesses, son rédacteur en chef avait dû la bassiner, et elle n’avait probablement qu’une trouille : que je ne file pas la bonne réponse à sa première question : « J.L.B., vous êtes un écrivain prolixe, vous êtes traduit dans le monde entier, vos lecteurs se comptent par millions, comment se fait-il qu’on ne vous ait encore jamais interviewé, ni photographié ? » À son grand soulagement, je lui ai sorti la bonne réponse, la réponse n° 1 : « J’avais du travail. En vous répondant aujourd’hui, je m’accorde ma première récréation depuis dix-sept ans. » Le reste a suivi tout seul, questions et réponses numérotées comme les petits plats sur la carte d’un restaurant chinois.
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