— Mange, Benjamin, mange, mon fils.
— Je ne peux plus, Amar, merci, là, vraiment…
— Comment ça, « là, vraiment » ?… Faudrait savoir si tu veux devenir un grand écrivain ou pas, Ben ?
— Ta gueule, Hadouch.
— Parce que tous les mecs qui ont laissé un nom dans votre littérature de roumis, les Dumas, les Balzac, les Claudel, ils étaient plutôt enrobés, c’est vrai.
— Simon, ta gueule.
— À mon avis, ils faisaient comme Ben, ils bouffaient du couscous.
— Mo a raison, oui, au fond, dès qu’on y pense un peu, tout vient de l’Islam.
— Je me demande si Flaubert aurait pondu la mère Bovary sans le couscous…
— Vous allez me lâcher un peu, tous les trois, oui ?
— Encore une assiette, Ben.
— Allez, J.L.B., un petit rab…
* * *
Des mois ! Des mois de gavage intensif ! Des mois de couscous-calories spécial J.L.B. ! Matin et soir ! Aussi léger que l’humour de Hadouch et de ses deux sbires. Évidemment, mes joues ne se sont pas alourdies d’un gramme. C’est l’estomac qui a poussé sa pointe et le cul qui s’est arrondi. Avec les joues restées creuses, ça m’a donné la mine d’un ancien romantique reconverti dans la choucroute.
Chabotte n’était pas d’accord avec moi :
— Une idée que vous vous faites, monsieur Malaussène, vous prenez de la densité et cela vous surprend. C’est que, pour la première fois de votre vie, vous pesez votre poids d’homme sur notre bonne terre. Je vais pouvoir appeler le tailleur.
Le tailleur avait un nom rital, des doigts-libellules et le sourire de Vittorio De Sica. Chabotte sautillait gaiement autour de nous, conseillant une épingle par-ci, suggérant un rabat par-là, jugeant cette rayure trop fantaisiste, ce gris-noir trop clérical.
— Les chaussettes, monsieur Malaussène, les chaussettes… Ne jamais négliger les sous-vêtements, ils doivent faire peau avec le costume. N’est-ce pas, chère amie ?
Je l’affirme haut et fort : qui ne s’est jamais retrouvé à poil devant son éditeur, sous l’œil de feu Vittorio De Sica, pendant qu’un ex-ministre de l’Intérieur pousse des petits cris autour de lui, ignore tout de la honte.
Total, ils m’ont taillé trois costumes trois pièces, dans un de ces tissus extra-fins venus d’ailleurs et nettement au-dessus des moyens de Gatsby. (Benjamin Malaussène ou le cachemire cache-misère.)
— Et portez-les, monsieur Malaussène, domestiquez votre nouvelle peau, je ne veux pas que vous donniez l’impression d’être tombé dans votre costume d’écrivain par hasard. Le best-seller, ça se porte sur soi !
* * *
— T’en as un beau costard, mon frère Benjamin !
— Tu veux racheter Belleville, toi aussi ?
— Marche pas sous les gouttières, Ben, si les pigeons te chient dessus, c’est une brique l’impact !
— Minimum.
Et ce petit crétin de Nourdine, poussé par Mo le Mossi et Simon le Kabyle, de m’accompagner partout avec un parapluie ouvert pour me protéger des pigeons.
* * *
Et la pub prit son vol.
Dès qu’on sortait de Belleville, dès qu’on passait Richard-Lenoir, Paris se couvrait d’affiches sibyllines, LE RÉALISME LIBÉRAL, en lettres grosses comme ça LE RÉALISME LIBÉRAL, sans un mot d’explication C’était censé émoustiller la curiosité publique. Une préparation d’artillerie avant ma propre offensive. « Sensibilisation au concept », « imprégnation du tissu urbain »… Il y avait des briefings bihebdomadaires sur ce sujet, aux Éditions du Talion. Une demi-douzaine de publicitaires débarquaient, bronzés comme un retour de safari, à la fois concentrés et volubiles, déployant leurs schémas sur la table de conférence, jouant de la baguette explicative et du marqueur péremptoire, avec des mines de Sioux galonnés, comme s’ils préparaient le jour le plus long. Ils exhibaient les premières photos de Clara, celles de mon regard-J.L.B., rasant sous l’arcade et pointé vers le milliard d’exemplaires. Ils disaient :
— Ici, nous vous proposons une rythmique particulièrement incisive, une alternance entre le concept et le regard, voyez-vous ? LE RÉALISME LIBÉRAL… et le regard. Saisissant, non ?
— J’aimerais bien avoir le regard de ce type…
Les gommeux me reluquaient en souriant poliment, façon de me faire comprendre que ce n’était pas demain la veille. C’est que je ne participais pas aux briefings en ma qualité de J.L.B., mais dans mon malaussenat habituel. Pas un seul d’entre eux ne me reconnaissait, ce qui mettait Loussa en joie.
— Pour avoir les yeux de J.L.B., il faut savoir ce qu’on veut, faut pas être un abonné au doute comme toi, petit con.
Je rendais son sourire à Loussa. Il y a des moments de la vie où on est entre potes, un point c’est tout.
* * *
Clara ne lâchait plus son appareil. Elle faisait de belles photos ; les photos publiques de J.L.B., que je négociais à prix d’or (la cagnotte de son petit se remplissait gentiment), et les intimes qu’on se gardait pour nous. Ce qui la passionnait surtout, c’était la métamorphose, le passage de son Benjamin à son J.L.B.
— Tu aurais pu faire un grand comédien, Benjamin !
Elle s’amusait. Elle s’amusait, ma Clarinette. Elle pensait pourtant à Saint-Hiver (je l’entendais pleurer parfois, le soir, quand j’apprenais mon texte dans la salle à manger, à côté des enfants endormis). Le commissaire Coudrier avait tenu à ce qu’elle se rendît seule à l’enterrement de Saint-Hiver. Il était venu la prendre dans sa voiture de fonction, celle-là même qui nous avait doublés, le jour de la noce, et il l’avait ramenée à la maison. Il avait été « gentil », Clara dixit. Gentil avec moi aussi, Coudrier, quand il m’avait coincé dans la porte qu’il refermait sur lui, en me sifflant à l’oreille :
— Et n’oubliez pas, Malaussène, tenez-vous loin de mon enquête, occupez-vous, et occupez votre famille, sinon…
La porte refermée, Clara avait dit :
— On a nommé un nouveau directeur à la prison. C’est un jeune, il poursuivra l’œuvre de Clarence.
J’avais coupé court.
— Les types de la pub adorent tes photos, ils disent qu’ils n’ont jamais rien vu de pareil.
* * *
Thérèse est intervenue une seule fois, dans toute cette histoire : le jour où le Concorde s’est posé sur ma tête.
— Je n’aime pas cette coiffure, Benjamin, elle te donne l’air méphistophélique. Ce n’est pas toi, et ce n’est pas sain.
* * *
Les photos et les slogans alternaient maintenant sur les murs de Paris. UN HOMME : mon front Wall Street. UNE CERTITUDE : mon sourire platine. UNE ŒUVRE : mon regard tungstène. Et, partout : LE RÉALISME LIBÉRAL . Photos et slogans n’avaient apparemment pas de liens les uns avec les autres, mais les affiches se rapprochaient insidieusement, laissant à penser qu’elles pourraient bien être les éléments d’un même puzzle, qu’un visage était en train de se constituer là, qu’une vérité s’annonçait pas à pas.
Le public était censé haleter d’impatience. *
* * *
— Si je te demande : « Quelle est votre principale qualité, J.L.B. ? », qu’est-ce que tu réponds ?
— « Entreprendre ! »
— Très bien. « Et votre principal défaut ? »
— « Pas de défaut. »
— Mais non, Benjamin, là tu réponds : « Ne pas tout réussir. »
— D’accord : « Ne pas tout réussir. »
— « Vous avez connu l’échec ? »
— « J’ai perdu des batailles, mais j’en ai toujours tiré l’enseignement qui mène à la victoire finale. »
Читать дальше