Il me semble, oui, il me semble que je commence à comprendre. Toutefois, intelligence lente et méthodique, je demande :
— Et alors ?
— Alors, enchaîne la reine Zabo, il y a un hic, Malaussène. J.L.B. ne veut vraiment rien entendre, pas question pour lui de se montrer.
Ah !…
— Mais il n’est pas hostile à l’idée que quelqu’un le représente.
— Le représente ?
— Joue son rôle, si vous préférez.
Silence. La table ronde s’est rétrécie, tout à coup. Bon, allons-y :
— Moi, Majesté ?
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
* * *
— Et tu as accepté ?
Julie me pose la question en jaillissant comme un ressort du fouillis de notre plumard.
— J’ai dit que je réfléchirais.
— Tu vas accepter ?
Ses doigts sont sortis de mes cheveux et je ne reconnais pas le ton de sa voix.
— Je vais réfléchir.
— Tu accepterais de faire le guignol pour ce marchand de merde ?
Là, c’est un vrai coup de gueule.
— Qu’est-ce qui te prend, Julie ?
Elle s’est redressée. Elle me regarde de très haut. Un dernier rayon de notre sueur brille entre ses seins.
— Comment ça, qu’est-ce qui me prend ? Tu te rends compte de ce que tu m’annonces ?
— Je ne t’ai encore rien annoncé.
— Écoute…
Dire qu’on vient de se donner tant de chaleur et qu’elle me cueille à froid. Je n’aime pas ça. C’est comme trouver un cambrioleur en rentrant dans sa niche. On se sent acculé. On devient légitimement défensif… la pire des choses.
— Qu’est-ce qu’il faut que j’écoute ?
Ma voix aussi a changé. Ce n’est déjà plus ma voix.
— Tu n’en as pas marre de jouer au con ? Tu ne voudrais pas être toi-même, une fois dans ta vie ?
C’est précisément une des objections que j’ai faites à la reine Zabo. Mais elle est partie d’un rire zabique : « “Vous-même”, Malaussène, “vous-même” ! L’“identité”, qu’est-ce que c’est encore que ce snobisme ? Vous croyez que nous sommes “nous-mêmes”, autour de cette table ? Être “soi”, monsieur, c’est être le bon cheval, au bon moment, sur la bonne case du bon échiquier ! ou la reine, ou le fou, ou le dernier des petits pions ! » Mais je m’entends déjà répondre à Julie, avec ce filet venimeux qui, justement, n’est pas ma voix :
— Ah ! bon ? Parce que je ne suis pas moi-même ?
— Jamais ! pas une seconde ! tu ne l’as jamais été ! Tu n’es pas le père de tes enfants, tu n’es pas le responsable des coups que tu prends sur la gueule et tu vas jouer le rôle d’un écrivain pourri que tu n’es pas ! Ta mère t’exploite, tes patrons t’exploitent, et maintenant ce salaud…
Mais me voilà qui dis :
— Parce que la belle journaliste a la crinière de lionne et aux seins de génisse est elle-même ?
Oui, j’ai dit ça… Je ne peux pas l’effacer, j’ai dit ça. Mais Julie étant ce qu’elle est, ce n’est pas la crinière de lionne ou les seins de génisse qui la font bondir, c’est l’évocation de la journaliste.
— La journaliste, au moins, est réelle, nom de Dieu, elle est même plus que réelle, elle est au service du réel ! Elle ne se fout pas dans la peau de J.L.B. : un abrutisseur public, une usine à stéréotypes minables qui spécule sur la connerie du pauvre monde !
Moi, Benjamin Malaussène, ce n’est pas l’évocation de mon caméléon intime qui me fait grimper à l’échelle de la fureur, c’est l’arrogante dénonciation de la « connerie du pauv’ monde ».
— Et elle spécule sur quoi, la journaliste du réel ? Tu es descendue dans la rue, aujourd’hui, Julie, non ? Tu l’as vue, la gueule ouverte de Saint-Hiver, accrochée aux hameçons des marchands, les dents cassées, l’œil crevé, tu l’as vue ou tu ne l’as pas vue ?
(Notre seul sujet d’engueulade, le journalisme… mais du solide, un explosif de première bourre.)
— Ça n’a rien à voir ! Je n’ai jamais fait dans le fait divers, moi !
— Tu as fait pire !
— Qu’est-ce que tu dis ?
Elle est si blanche de rage, maintenant, et je suis si blanc de fureur, que nos draps ont bonne mine.
— Pas le fait divers, non, Julie, tu investis dans le fait soigneusement choisi, toi, le malheur du bout du monde, massacres de maquisards, pauvre mec interviewé dans sa cellule la veille de son exécution, le fait divers plus l’exotisme plus la bonne conscience : objectif boat people, caméra larmoyante sur petite Mexicaine noyée, l’information que nous ne croyons pas devoir vous cacher, de la merde irréprochable, une belle coulée de sang, pure comme de l’or fondu…
Elle s’est habillée.
Elle est partie.
Sur le pas de la porte, elle a seulement dit :
— La tarte de ce soir, ce n’était pas de la rose trémière, c’était de la rhubarbe. La rose trémière est comme toi, Malaussène, envahissante et pas comestible.
* * *
Voilà. Trois ans de bonheur grillés dans un incendie. Et je n’ai même pas pu lui dire les raisons pour lesquelles j’allais peut-être accepter la proposition de la reine Zabo. Peut-être ou peut-être pas. Certainement pas, même. Pas à ce prix-là, en tout cas. Savoir ce qu’un boulot rapporte, mais savoir aussi ce qu’il vous coûte. Et le départ de Julie, c’est trop cher. Qu’est-ce qui m’a pris de lui sortir tout ça ? Comme si je ne savais pas que l’œil journaliste de Julie sur le monde, c’est la seule garantie pour qu’on ne nous le fasse pas tourner à l’envers… D’accord, Julie, d’accord, j’irai demain aux Éditions du Talion et j’enverrai la reine Zabo jouer les J.L.B. à ma place. D’ailleurs, c’est peut-être elle J.L.B. ? On comprend mieux pourquoi elle est la seule à le connaître et pourquoi le grand écrivain se refuse à l’objectif : avec sa tête de marmite sur son corps de tisonnier, elle ferait fuir un lecteur aveugle. Bon, je ne ferai pas ce boulot, je trouverai autre chose. Décision ferme. Définitive.
Ça m’a calmé d’un coup.
Je me suis levé. J’ai refait le pieu au carré. Je me suis recouché. J’ai regardé le plafond. On a frappé à la porte. Trois petits coups timides. Julie. Les trois petits coups de la réconciliation. J’ai bondi. J’ai ouvert. C’est Clara. Elle lève les yeux. Elle sourit. Elle entre. Elle dit :
— Julie n’est pas là ?
Je mens.
— Sortie pour un rendez-vous.
Clara approuve.
— Il y a trop longtemps qu’elle ne travaillait pas.
Et moi :
— Oui, c’est même un miracle qu’elle ait tiré la moitié de sa convalescence.
De ces dialogues où chacun parle d’autre chose.
— Elle reviendra dans quinze jours avec un nouvel article, dit Clara.
— Ou dans trois mois.
Silence.
Silence.
— Assieds-toi, ma Clarinette. Assieds-toi.
Les deux mains dans les miennes, elle s’assied sur le coin du lit.
— Il faut que je te dise quelque chose, Benjamin.
Et, bien sûr, elle se tait.
Je demande :
— Yasmina est rentrée chez elle ?
— Non, elle est en bas, elle écoute l’histoire de Thian. Elle veut dormir à côté de moi, cette nuit.
Puis :
— Benjamin ?
— Oui ma grande ?
— Je suis enceinte.
Et, comme si j’avais besoin de cette précision :
— J’attends un bébé.
— J’accepte, Majesté.
— Formidable, mon garçon ! Avec vos dons de comédien, votre sens de l’improvisation, vos qualités de conteur et votre amour du public, vous allez faire un malheur, devenir un mythe irremplaçable.
— J’accepte à plusieurs conditions.
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